En Afrique, des milliers de jeunes footballeurs s`entraînent sans répit avec un seul objectif en tête : partir. L`exode du football africain s`organise pour alimenter les équipes étrangères. Mais, loin de leurs espérances, des gamins échouent le plus souvent dans des championnats de seconde zone, un monde sans droit où les joueurs passent de main en main et plongent dans la clandestinité.
«Je suis parti la première fois du Cameroun en l`an 2000. J`avais 16 ans.» Comme beaucoup de ses jeunes compatriotes, Joseph est passionné de foot depuis l`enfance. Il joue dans les rues de son quartier, s`améliore sur des terrains de fortune avant de rejoindre un club amateur de Yaoundé : «A la fin d`un match, un agent qui observait l`équipe sur le bord du terrain est venu me voir.»
Ils sont nombreux ces «vrais faux» agents, à chercher de l`or en bordure des pelouses, prêts à faire fructifier les rêves de ces gamins. Celui-là, Joseph ne l`avait jamais vu. L`agent promet de l`emmener en France dans six mois. Il charme la famille, vient à bout des réticences maternelles, et le jeune joueur signe son premier contrat sur la table de la cuisine. L`homme demande aux parents de remplir un formulaire : il deviendra le tuteur légal du jeune Joseph, une fois en France. La famille accepte, se sacrifie pour réunir péniblement les 1 000 euros, le prix d`un billet d`avion.
Six mois plus tard, Joseph quitte Yaoundé. Dans l`avion, il est assis à côté de «quatre ou cinq» autres footballeurs de son âge, tous enrôlés par le même agent. Emmené à Nancy, il plaît à l`entraîneur et signe un précontrat d`un an. En attendant le début de la saison, il retourne au Cameroun mais ne reverra jamais Nancy, ni son agent. L`intermédiaire garde son passeport et donc le monopole sur «son» joueur. Puis disparaît dans la nature. Le précieux document réapparaîtra un an plus tard, rapporté par un ami ayant croisé l`intermédiaire sur le bord d`un terrain. Déçu mais désormais sûr de son talent, Joseph se jure de retenter l`aventure européenne par tous les moyens.
De retour en France, Joseph échoue à Paris sans contact ni agent. Sur des terrains synthétiques, en bordure du périphérique, il s`aperçoit vite que le football de seconde zone n`obéit pas aux mêmes règles que celui de l’élite. L`armée de réserve du football européen est peuplée de sans-papiers qui, passé le délai de validité de leur carte de séjour, n`ont plus le droit de jouer dans des formations professionnelles.
Au bout de quelques semaines, Joseph réussit à intégrer une équipe amateur pour 400 euros par mois, en Alsace. Il est pris en main par un nouvel agent, espère de nouveaux transferts et sillonne la France pour disputer des tournois. Mais ses papiers ne sont plus valables. Son agent lui promet d`user de son influence et l`incite, en attendant, à enchaîner les matchs. Il ne va toutefois pas jusqu`à lui payer ses billets de train : le jeune joueur doit «prouver sa motivation».
Employés au noir à toutes sortes de travaux.
«Lors des rencontres, nous parlions toujours entre joueurs de nos problèmes de papiers. Des rumeurs circulaient disant que tel ou tel avait été régularisé.» Mais concrètement, Joseph n`a jamais croisé un de ces chanceux et, pour lui non plus, rien ne vient. Au bout de deux ans, se rendant compte que le club le fait lanterner au plus bas salaire possible, il claque la porte et décide de «continuer la route tout seul…»
Depuis 2000, l`ancien international camerounais, Jean-Claude Mbvoumin a recueilli plus de 600 témoignages comme celui-ci. Il dirige une association qui vient en aide à ces naufragés du football : Culture foot solidaire. Plus de 90 % des jeunes qu`il reçoit sont en situation irrégulière. La plupart d`entre eux sont entrés avec un simple visa touristique puis ont été abandonnés. Poussés par les agents, certains s`en vont tenter leur chance encore plus loin : en Europe de l`Est ou dans les pays du Golfe. Mais la plupart sortent du circuit et sont employés au noir à toutes sortes de travaux…
«Rentrer dans leur pays d`origine est souvent très difficile. Non seulement ils n`ont pas de quoi payer leurs billets d`avion, mais en plus ils ont honte.» Les jeunes joueurs n`envisagent pas le retour sans pouvoir rembourser le prêt qui leur a été demandé par l`agent et sans avoir envoyé, au minimum, un peu d`argent à leur famille.
En dépit de sa première désillusion, la volonté de Joseph n`étonne pas Benoît You, directeur du plus prestigieux centre de formation de Côte-d`Ivoire : l`académie MimosSifcom. «Nous formons environ une cinquantaine de joueurs, tous rêvent de partir jouer dans les championnats européens.» Ici, dans cette structure haut de gamme, les jeunes sont relativement protégés. Mais pour les joueurs des clubs amateurs, les agents n`ont en général pas beaucoup d`efforts à fournir : «L`Europe, c`est leur objectif à tous, ils sont prêts à partir à tout prix. Les jeunes ont tous des rêves de gloire et de première ligue dans la tête mais, même dans les clubs amateurs, on peut gagner jusqu`à 1 000 euros par mois en France», explique le dirigeant. Même dans cette pépinière qui fournit plus de 60 % de l`équipe nationale, l`objectif est identique et avoué sans détour : «Faire passer les jeunes en équipe première, en équipe nationale puis les vendre à l`étranger une fois qu`ils ont atteint leur meilleur niveau.»
Fausse tutelle et trafic sur l`âge
Les grands clubs européens ne s`y sont d`ailleurs pas trompés. Nombreux sont ceux qui ont directement ouvert des centres de formation en Afrique. Pour Raffaele Poli, chercheur au Centre international d`étude du sport de Neuchâtel (CIES), on est ici «dans une logique purement spéculative». Les transferts sont devenus une véritable manne pour les clubs européens, et les joueurs africains surtout les plus jeunes sont les moins chers à l`achat, donc susceptibles d`engendrer les plus importantes plus-values lors de la revente. Quelques exemples célèbres ont suffi à amorcer la pompe. En 1995, Ibrahim Bakayoko quitte le Stade d`Abidjan pour 15 000 euros et va rejoindre Montpellier HSC. Il sera revendu trois ans plus tard au club anglais d`Everton… pour près de 7 millions d`euros ! «L`offre est si forte en Afrique que les prix baissent. D`autre part, les frais de formation en Europe sont tellement hauts que les clubs préfèrent délocaliser la formation», explique le chercheur.
Comment lutter contre ce mirage migratoire ? Jean-Claude Mbvoumin fulmine en citant les combines les plus courantes : les fausses tutelles et le trafic sur l`âge des joueurs pour faire venir les mineurs. Autre faille : la définition d`un agent est différente d`un pays à l`autre, des différences qui créent des vides juridiques dans lesquels s`engouffrent toutes sortes d`intermédiaires. Quant à être plus sévère sur les règles d`immigration, «c`est une illusion, assène Mbvoumin, la misère est tellement forte dans ces pays-là que, de toute façon, on s`arrangera toujours pour entrer». D`autant plus que sur place, les fédérations nationales jouent souvent un double jeu. Elles prétendent vouloir protéger leurs jeunes joueurs tout en les poussant à l`exode. Espérant, dans le lot, dégoter une pépite pour leur sélection.
Après de longs mois d`errance sur les pelouses françaises, Joseph a fini par rejoindre un de ses amis camerounais en Suisse. Il joue maintenant au FC Baulmes, a un salaire et des papiers, une femme et une petite fille. Une exception. Quand il lui arrive de retourner à Yaoundé, il croise souvent des jeunes qui, comme il le faisait quelques années auparavant, jouent sur une route en terre, avec des pierres posées au sol pour délimiter les buts. Il tente parfois de les mettre en garde, organise des réunions. Et raconte la misère, l`exploitation des jeunes exilés du foot. On ne le croit pas. «Puisque j`ai réussi, ils pensent que j`essaye de les décourager ; que je leur mens pour qu`ils ne viennent pas prendre ma place…»