Du haut de ce promontoire qui se balance paresseusement au gré des flots de la Méditerranée, bien calé au bar de la Villa Didon à Carthage, exactement là où Énée, le salaud, séduisit et abandonna Didon pour filer fonder Rome, je sacrifie à la tradition du départ. Comme toujours. L’heure du départ vers le Cameroun, pour votre scribe, c’est aussi l’heure du luth. Volupté et recueillement donc, devant un pinot gris, une feuille de saumon fumé, des câpres, de l’huile d’olive de première pression à froid. Ce 20 décembre, la quête du ballon commençait donc sous les meilleurs auspices du monde.
Douala, quelques heures plus tard, une heure du matin, rien que du bonheur ! Je suis à Village, Carrefour J’ai Raté Ma Vie. Le football attendra s’il veut. Scribe peut-être, mais néanmoins homme. C’est évidemment civilisation zéro ici. Il faut se frayer un chemin à la force du poignet dans ce cloaque parmi la multitude de demi-sels, de faux durs et dans une mer de roulures qui se laissent culbuter dans des recoins humides pour 500 francs et qui empestent la morue jusqu’au fond des plats de ndolè.
Parlant de ndolè, justement, attendez, que je me rappelle. A NdogPassi, à deux pas, chez mon neveu, c’était un pangolin au mbongoo. Le lendemain matin, chez Passy, carrefour Kayo Élie, porc-épic au mbongoo et mets de pistache frites de plantain ; couscous au singe fumé à Nkongmondo, face à l’Église Sainte-Anne qui m’a vu naître ; maquereau surgelé braisé rue de la Joie à Bali, en compagnie d’une forte colonie de rats et de cafards sortant d’égouts nauséabonds ; vipère au mbongoo dans le lupanar ambulant qu’est devenu Boumnyebel ; singe fumé sauce gombo à Pouma ; kwem aux écrevisses séchées à Ekounou ; lièvre séché à Yabassi ; petits cochons d’Inde à l’étouffée façon Mvog-Ada à Lolodorf…
Alors, voilà, je sais maintenant pourquoi le ballon est perdu pour de bon au pays. Je sais maintenant pourquoi, entre le 20 et le 27 décembre je n’ai pas surpris la moindre conversation sur le football, je n’ai pas vu le moindre gamin taper sur une boule de caoutchouc. Les Camerounais mangent du singe, traquent le porc-épic, bouffent du varan, pistent le rat palmiste, terrorisent le lièvre. Ils consacrent au sport de la bouffetance le gros du temps dont ils disposent. Ils n’ont tout simplement plus le temps de faire quoi que ce soit d’autre, encore moins jouer au foot ou parler foot.
J’ai fait mon petit calcul. Six heures par jour en moyenne consacrées à l’action de bouffer. Quatre heures en moyenne pour se rendre dans les divers lieux de la bouffe. Par exemple, du très chic hôtel Mfandena où j’ai mes habitudes au bar Le Point d’Achèvement à Mimboman Dispensaire, où Rachel me sert du maquereau braisé arrosé de bière en me susurrant des polissonneries à l’oreille, trois kilomètres à tout casser. Comptez 45 minutes. De Bépanda Voirie au Dernier Comptoir Colonial, comptez une bonne heure ou prenez la moto à vos risques et périls. Ajoutez à ça 5 heures de sommeil, une heure pour le gros câlin, 6 heures pour essayer de gagner quelque chose pour justement payer à bouffer, et voilà vos 24 heures parties.
Alors, non, le foot, on a vraiment mieux à faire. Peut-être bien que quelques compatriotes chanceux en vivent en Tchétchénie ou à Bahrein et sans doute ailleurs, mais ici le foot ne semble nourrir et intéresser que quelques scribes et les membres de la Fécafoot. Ou peut-être aussi quand même, 26 garçons bien comptés, le 28 décembre, sur la latérite du Stade Marion, à la Cité Sic de Douala. Ils y ont passé à peine une heure. Le temps que je descende du côté de Cacao Barré saluer mon frère, ils avaient déjà quitté l’aire de jeu. Sans doute pour aller bouffer du singe.
Leonidas Ndogkoti