Roger Milla s’est remarié. La belle affaire ! Et pourtant, on n’entend que critiques et piques de tout genre. Lui en tenons-nous rigueur parce qu’il s’est remarié trop tôt, plus de trois ans après le décès de sa première épouse, ou parce qu’il s’appelle Milla Roger, footballeur extraordinaire qu’un atavisme bien camerounais nous empêche de porter au pinacle et de l’y maintenir sans flancher? Ou peut-être, par dépit, parce que nous ne supportons pas qu’une seule personne s’accapare cette personnalité qui nous appartient à tous sans exclusive ?
Rudyard Kipling était un raciste doublé d’un colonialiste abject. Oscar Wilde, le dandy irlandais, était un pédé libidineux. Les Britanniques en sont toujours toqués. Woody Allen a épousé sa fille, d’origine vietnamienne, il est vrai, mais néanmoins sa fille. Hollywood lui fait un triomphe à tous les coups et lui voue une vénération sans faille. Yannick Noah, plus près de nous, n’a jamais mâché ses mots lorsque l’occasion lui a été donnée de stigmatiser la duplicité de l’opinion française à l’égard des étrangers. Les Français continuent tout de même de le maintenir au top du hit-parade de leurs favoris, et pas uniquement pour sa dégaine de dépuceleur de nonnes.
Tous ces hommes, que des peuples et des générations entières continuent d’adorer sans réserve ont bien évidemment des tares qui affligent à divers degrés la plupart d’entre nous. Mais tous savent faire une seule chose, qu’ils font tellement bien qu’ils forcent l’admiration de la nation et, au fil des années et des siècles, une certaine reconnaissance pour le rayonnement du talent national au-delà des frontières.
Kipling et Wilde savaient tourner une phrase. Le petit juif de Manhattan sait disséquer l’âme américaine. Noah savait taper sur une balle de tennis avec un panache singulier. C’est tout. Qui leur demande plus ? Qui se rappelle, au Brésil ou ailleurs, que Pelé a été un ministre lamentable ? Qui veut même se le rappeler ?
Nous sommes un peuple sans héros. Je sais qu’on a foulé aux pieds les rares symboles politiques qu’on aurait pu adorer, et qu’on s’en enorgueillit. Mais comment comprendre, à l’ère de la médiatisation galopante du football, que la quinzième nation de football au monde n’ait toujours pas son Pelé, son Kocsis, son Kopa ou son Cruyf ?
Pourtant nous avons Roger Milla, que le monde entier nous envie. Mais que d’avanies sont infligées à cet homme par les Camerounais qui devaient au contraire lui témoigner, en tout temps, leur attachement ! Peut-il se marier tranquillement, aller comme il l’entend au Bénin, soutenir Blatter ou JL Nang ? Peut-il donner son opinion sur le football au pays ou sur ses dirigeants sans qu’il ne soit rabroué ou, pire, traité de demeuré mental ?
Faut-il rappeler ici que le label Cameroun a éclaté sur la scène internationale et continue de s’y maintenir très largement à cause de Milla ? Faut-il rappeler que chaque fois que nous rasions les murs en Amérique, en Indonésie ou en Arabie Saoudite et ailleurs dans le monde, pointés du doigt comme originaires de la nation la plus corrompue du monde, nous ne perdions jamais l’espoir que quelqu’un, quelque part, se rappelle soudain que Roger Milla était notre frère ?
Faut-il rappeler que la réputation qui est faite aujourd’hui aux Lions indomptables et, par ricochet, aux footballeurs camerounais, tient en grande partie à l’impression qu’il a laissée sur les terrains de football à travers le monde ? Milla reste le meilleur que nous avons eu. C’est lui qui nous a fait connaître en bien. Pas le cacao, ni le coton, ni la corruption.
Si les Américains peuvent tout pardonner à Woody Allen, pourquoi ne pouvons-nous pas pardonner de simples broutilles à Roger Milla, dont l’action a été mille fois plus bénéfique sur la dignité des Camerounais que ne l’aura été pour les Américains le moindre film du réalisateur à bésicles ?
Roger Milla n’est pas obligé de savoir se tenir à table, de construire de beaux discours pour la télévision ou de faire comme s’il n’était pas là. Il n’est surtout pas obligé de plaire à tout le monde car, comme tout dieu, il n’a rien à demander à personne. Qu’il se marie donc autant de fois qu’il voudra, qu’il soutienne qui il voudra, qu’il dise toujours ce qu’il pense : il en a gagné le droit. Nous lui pardonnons tout, et nos enfants lui dresseront une statue.