C’était magique. Dès la fermeture de l’internat, généralement une semaine avant Noël, on retrouvait le quartier. Devant la petite église Sainte-Anne, à Nkongmondo, dès 19 heures, une fois que M. Paul, le seul propriétaire d’une voiture du coin, était passé, la rue devenait notre Wembley. Le football prenait ses quartiers de vacances jusqu’au Nouvel an. On était fin des années 60, on avait 16 ans ; on avait 18 ans.
C’était une époque extraordinaire pour le football à Douala. La conjonction de deux facteurs vertueux, à savoir l’abondance de terrains vagues dans la ville et l’éclosion d’une génération de gamins surdoués, avait donné le branle à un mouvement qui allait déboucher, dès 1982, à l’enracinement du football camerounais sur la scène internationale.
Excusez du peu : Milla, à Ngangué, déjà une vedette à 16 ans, n’était pas loin. Thomas Nkono ; Ephrem Mbom, au Bloc 3 ; Eséka ; Séverin Nkom, plus jeune, se faisait déjà un nom, un peu comme Mayébi, encore plus jeune, du côté des Nyokons, vers Kayo Elie ; les frères Toko Massoma, à Koumassi ; les gars du côté de Deïdo et d’Akwa Nord, et, évidemment, M. François, avec sa Zundapp.
Ce qui se passait au cours des congés de Noël n’était rien à côté de la folie qui emportait la jeunesse de Douala dès juillet. Les inter-quartiers, un tournoi redoutable auquel ne participaient que les meilleurs, s’installaient violemment dans la cité et accaparaient toutes les sollicitudes de la population. C’était le temps de l’épate, de la technique naturelle et du désir de plaire. C’était le temps d’un football extraordinaire, que je n’ai plus jamais revu et dont je suis toujours à la recherche.
Je me suis exilé très tôt au début des années 70, et pendant longtemps ma vie n’a plus été la même. Le long du Saint-Laurent, entre Québec et Ottawa où j’avais maintenant mes habitudes, dans cet univers perclus de froidure, le football avait subitement cessé de rythmer mes fins d’année. C’était plutôt, vingt-cinq ans durant, le hockey sur glace, les enfants à transporter sur des rues enneigées, le tohu-bohu généralisé, le racolage des mercantis des galeries marchandes. Mais, bonheur suprême, il y avait toujours, le jour de Noël, la perdrix aux choux de ma belle-mère à Sainte-Marthe-du-Cap-de-la-Madeleine. Je n’ai jamais oublié cette perdrix, chassée l’automne au Parc de la Mauricie, qui m’a toujours fait la courte-échelle vers le septième ciel des saints gourmands.
Retour en Afrique, sur les bords de la Lagune Ébrié, je me suis lancé furieusement à la recherche du foot. De Lomé à Ougadougou, d’Accra à Abengourou, de Douala à Addis, à la faveur des missions auxquelles me commettait mon généreux employeur, j’ai guetté le foot dans les pires recoins de notre continent. Plus d’une fois, je me suis couché, savourant le plaisir de me faire réveiller par les cris d’enfants courant derrière une balle de caoutchouc, une boule de tissus ou de simples oranges. Cela n’est pas arrivé.
Je me suis réveillé pour découvrir, avec horreur, que le football avait depuis longtemps déserté les terrains vagues pour aller se réfugier dans les écoles de foot et la télévision. On n’arrête pas le progrès, me direz-vous ? Voire. Je vous rappelle néanmoins que dans les années 60, lorsque certains de mes lecteurs étaient marmots, le Stade Akwa et l’Hippodrome étaient pleins tous les dimanches et qu’un garçon sur deux jouait régulièrement au foot et connaissait le nom de vedettes authentiques, d’Épervier d’Ébolowa à Aigle de Nkongsamba.
Tout le monde connaît Ballotelli, Buffon, Drogba, Eto’o et même Mutu. Tout le monde les a vu jouer, à l’autre bout du monde. Tiko, Bangangté, Douala et Edéa sont à deux pas, mais personne n’a jamais vu jouer personne là-bas. Ces images animées qu’on voit courir à la télévision et qu’on dévore sont-elles vraiment meilleures que les Ntumba, Lobilo, Abéga, Nlend, Faras, Rabah Majer ou Frank Fiawoo ? Iniesta est-il un meilleur manieur de ballon que Mbida l’aurait été ? Sinkot et Diarra, Eboué ou Zanetti, vous prendriez qui, peu importe le poste ?
J’en conviens, comparer des époques différentes ne résout rien. La question qui se pose, pour nous au Cameroun, c’est de savoir pourquoi nous ne produisons plus le genre de footballeur que nous aimons et qui nous ressemble. Nkono, Bell, Milla, Omam, Mbida, Abéga, Léa, Mbom, Mvié, Sinkot et quelques autres. Tous, des produits des terrains vagues. Mboma, Eto’o, des accidents. L’école de foot et la télévision, je crois, tuent le foot à petit feu et tueront à terme notre foot. J’espère que je me trompe, que j’ai simplement vieilli et que le foot n’a pas suivi. Mais peu importe, c’est une éventualité terrifiante.