On a tous, enfouies dans le fond de la mémoire, des images qu’on n’oublie pas, qui refusent de s’estomper et qui resurgissent de temps à autre, à la faveur d’évolutions que nous ne contrôlons pas. Je n’oublierai jamais le spectacle ignoble d’enfants sierra-Léonais mendiant sur la route, les membres supérieurs proprement amputés à la hauteur des coudes, gauches et ridicules. Je n’oublierai jamais l’horreur lisible sur leurs grands yeux vides ni le dégoût qui vous montait au cerveau lorsqu’on les observait tenter, pantins grotesques, de happer par la bouche la pièce d’argent qu’on leur tendait.
Je revois encore nettement, dix ans plus tard, le but égalisateur des Suédois contre les Lions à la Coupe du monde de 1994. De fait, ce n’est pas tant le but de Dahlin que le regard de JA Bell que je revois, dans toute sa netteté. Pendant longtemps, j’étais persuadé qu’il m’avait vu, parce que lorsqu’il s’était retourné pour constater le dégât, son regard, avais-je cru, avait nettement croisé le mien, moi qui étais assis à une vingtaine de mètres de son goal.
Pour meubler le palimpseste de la vie de JA Bell, j’ai une très grande marge de manœuvre. Je pourrais, pourquoi pas, commencer par un petit village de Babimbi-Ouest ou par Douala, parce que, voyez-vous, je le connais depuis qu’il était tout petit, lorsqu’on l’appelait Antoine, tout simplement. Décalé par rapport à nous, qui étions de la génération des Milla, Nkono et autres, il n’a nourri qu’une seule ambition : devenir gardien de but. Un grand gardien de but comme il est devenu.
Mais cet homme, dont la carrière au très haut niveau s’est étalée sur deux bonnes décennies, qui a roulé sa bosse et gagné ses galons sur les stades d’Afrique et d’Europe, n’a jamais autant fait parler de lui, n’a jamais autant suscité de controverse, qu’une fois les crampons accrochés pour de bon. Comment cela s’explique-t-il ? Comment se fait-il que Bell ne semble laisser aucun Camerounais indifférent ?
Je crois que le tournant dans les rapports entre Bell et les Camerounais se trouve à la Coupe du monde de 1994. Cette manifestation a été un véritable guêpier et un gâchis épouvantable. À moi, qui allais vivre près des Lions pour la première fois pendant plusieurs jours, elle a d’une part ouvert les yeux sur l’amateurisme, le cynisme et le laisser-faire avec lesquels continuent de se préparer les grands rendez-vous des Lions et, d’autre part, permis de passer des moments de bonheur inexprimable et de voir enfin Zéro-Mort.
Envoyé spécial du journal LeDroit, un quotidien d’Ottawa, au Canada, j’étais arrivé quelques jours avant le match contre la Suède au Mandalay Beach, véritable paradis-sur-Pacifique, où logeaient les Lions, à Oxnard, 80 kilomètres au nord-est de Los Angeles. Retrouver Milla et Bell, que je n’avais pas vus depuis plus de 20 ans, c’était bien sûr le pied, mais l’euphorie des retrouvailles n’avait pas duré, parce qu’il régnait dans ce super palace un climat lourd et inamical que même la présence lénifiante de Jean-Pierre Tokoto ni la distraction causée par OJ Simpson n’arrivaient pas à détendre.
À deux jours du match contre la Suède, Abel Mbengué restait des heures suspendu au téléphone, cherchant désespérément à obtenir, en faisant donner la Présidence de la République, que les chaînes françaises acceptent de relayer son reportage vers le pays. Clément Tchomb, de Cameroon Tribune, et deux de ses collègues fraîchement arrivés à Oxnard, n’avaient ni argent, ni accréditation, ni hôtel. Le coach Henri Michel, impuissant, passait le plus clair de son temps à attendre les joueurs constamment réunis pour réclamer leur part du Coup de coeur. C’était l’époque, rappelez-vous, de Maha Daher, successeur par accident d’Owona Pascal à la tête d’une Fécafoot totalement déboussolée et indigente, de la Commission technique d’organisation d’Omer Nguewa, créée à la va-vite pour parer au plus pressé. Il était difficile, à Oxnard, de dire qui faisait quoi et qui dirigeait quoi.
Arrive le jour du fameux match contre la Suède. Beaucoup de Camerounais ne savent peut-être pas que les Lions ont failli arriver en retard au Rose Bowl. Beaucoup de gens ne savent pas que les joueurs avaient décidé de ne pas jouer, compte tenu de la sempiternelle question, jamais réglée, des primes. Beaucoup de gens ne savent pas le rôle réel que Bell a joué, mais tous se souviennent du but de Dahlin. Et continuent d’en vouloir à Bell.
Mais que dit donc Bell qui semble lui valoir toute la bile qu’on déverse sur lui ? Que dit-il donc pour que des sottises et des injures et calomnies comme celles, récentes, de Bernard NyaTankwe et de Massing, lui soient adressées quotidiennement ?
Que la Fécafoot est gérée sans vision ; que les dirigeants du foot camerounais ne travaillent pas au maintien des acquis et à l’éclosion de talents nouveaux ; que les Lions ne progressent pas ; que nous ne devrions pas continuer de nous comparer au Gabon et au Malawi ; qu’à terme le football est voué à la mort au Cameroun si on persiste dans la voie qu’on suit depuis des décennies.
Rien de nouveau, donc, ni de particulièrement original, tout le monde le sait. C’est un des paradoxes les plus inexplicables dans la vie au Cameroun que tout le monde sait que ça va mal, mais tout le monde fait comme si tout allait bien. Et malheur à qui aura l’outrecuidance de dénoncer cette ubuesque situation.
Bell, sa carrière terminée, est rentré au pays et vit à Douala, où il continue de dire en toute liberté ce qu’il pense et de faire vivre quotidiennement une équipe de football. Une chose que je sais de lui, c’est qu’il n’a jamais dit qu’il n’a pas dit ce qu’il avait dit. Il nous assène ses vérités, ad nauseam, sur toutes les radios et télévisions du monde. Cela, je peux le comprendre, agace.
Mais il y a un fossé entre l’agacement que peut susciter Bell, grande gueule pour les uns, manipulateur et donneur de leçons pour d’autres, et le tir groupé de certains membres d’une Fécafoot dont la crédibilité est à l’étiage. Il y a sans doute autre chose. Pourquoi n’a-t-on jamais, calmement et sans injures, mis ce type à sa place en lui montrant ses errements et en prouvant l’ineptie de ses propos et des prises de position qu’il affectionne ? Qu’on lui rabaisse donc le caquet, et qu’on en finisse.
Pourtant, ce ne sont pas les munitions qui manquent pour une tentative de démolition en règle de cet homme. Le problème, c’est que ceux qui pourraient répondre à Bell n’ont aucune crédibilité et à peine une petite légitimité. C’est la raison pour laquelle l’injure est l’arme la plus utilisée en lieu et place d’arguments réfléchis.
Par exemple, Bell ne nous a jamais dit ce qu’il veut. Il ne nous a jamais dit ce qu’il voulait être ; il ne nous a jamais dit ce qu’il ferait pour soigner le football au pays. Pourquoi ne le force-t-on pas à se mouiller, à prendre position et, peut-être, à se découvrir en ramenant un peu le débat sur sa propre personne et non sur les autres ? Que quelqu’un lui demande à la fin ce qu’il veut : le Minjes, la Fécafoot, l’encadrement des Lions ou le consulat de Marseille ? La meilleure façon de fermer la bouche à une grande-gueule n’est-elle pas de la mettre à l’épreuve de sa « bouche » ?
Mais je sais que Bell peut dormir tranquille à cet égard. Il y a de moins en moins, à la lumière des évolutions récentes sur le front du football camerounais, d’arguments à lui opposer. Et les membres de la Fédé qui ont orchestré des attaques ridicules à l’annonce de sa nomination au comité de toilettage des textes de la Fédération cherchent à préserver à tout prix, et c’est patent, le strapontin obtenu moyennant intrigues et compromissions. Si Bell ou le diable peut nous aider à les inquiéter un peu, tant mieux.
L. NDOGKOTI, ndogkoti@camfoot.com