Barcelone vient de glisser dans la nuit quand apparaît Samuel Eto’o en chemise blanche et pantalon bleu nuit, dimanche soir. Soit trois jours avant la grande finale. Souriant, l’international camerounais du Barça me dit qu’il est prêt à répondre à toutes mes questions. Cela tombe bien, j’en ai des tonnes. D’où vient la sérénité qu’il affiche? «De la confiance qu’on a en soi et de celle que donnent les supporters et le staff.» Les Barcelonais sont en effet confiants. Même avant un tel événement? «Notre philosophie du jeu est claire et nette, assure Eto’o.
Le Barça l’enseigne très tôt à ses jeunes pensionnaires. Nous devons nous faire plaisir sur le terrain et en donner aux spectateurs.» Etrange profession de foi dans un monde qui prône des valeurs excessivement calculatrices. «La tactique, poursuit-il, est plus soucieuse de détruire le jeu adverse qu’elle ne vise à alimenter en ballons exploitables les faiseurs de joie, c’est-à-dire les artistes.» Mais le Barça a toujours juré que la meilleure défense, c’est l’attaque!
Tout au long de l’entretien, des messages tombent sur son téléphone portable. Mais le Lion indomptable ne cherche pas à esquiver les questions. Un coup d’œil discret à sa montre indique qu’il faut se lancer. Manchester? A ce mot, le Lion veut bondir, se ravise et sourit.
Que vous inspire Manchester United?
Je respecte les formidables compétiteurs que nous allons affronter et qui sont dirigés par un géant. Mais Pep Guardiola (ndlr: l’entraîneur de Barcelone), tout le monde au Barça et nos fans sont comme nous, les yeux rivés sur le trophée.
Que ressent-on quand on gagne une coupe?
C’est indescriptible. Mais même quand on a vécu ça, on ne peut être blasé.
A qui penserez-vous en soulevant la Coupe de la Ligue des champions?
Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours… Manchester est une équipe à respecter. Ceux à qui je pense le savent. Le meilleur gagnera.
Et ce sera forcément Barcelone, fort de sa culture tauromachique: confrontation, feinte, estocade?
C’est flatteur. Mais davantage que cela, ce qui nous caractérise au Barça, c’est vraiment la demande de travailler avec enthousiasme. J’en ai personnellement tiré la conclusion que rien n’est ni difficile ni insurmontable quand on veut éprouver du bonheur et surtout quand on veut le répandre autour de soi.
On vous présente, et vos performances l’attestent, comme le torero par excellence…
Non, je n’évolue pas dans une arène et ne joue pas ma vie à chaque match. Et puis, sans mes coéquipiers, je ne serais rien. J’ai aussi eu la chance de jouer dans trois grands clubs: Majorque, qui m’a donné ma chance, et puis les deux monstres sacrés que sont le Real et le Barça.
Vous exagérez pour Majorque…
Pas du tout. On ne peut jamais dire que la première marche d’un escalier compte pour du beurre. Sinon, il n’y a plus d’escalier. Majorque occupe une place spéciale dans mon cœur et mon vœu le plus cher est de lui réserver au moins ma dernière année de carrière et faire en sorte que la boucle soit bouclée. On ne peut pas vivre sans souvenirs ou sans fil conducteur. Sinon, on s’égare.
«Federer a battu Nadal à Madrid: il ne faut pas baisser les bras!»
Vous venez d’évoquer la place de Majorque dans votre cœur. Majorque, c’est aussi Rafael Nadal. Quelles relations entretenez-vous?
Nos agendas sont chargés, pas facile de se voir. Je suis épaté par ses performances et son sérieux. Je lui souhaite un grand succès à Roland Garros.
Voilà qui va chagriner les supporters suisses…
Je n’ai rien contre Roger (Federer), qui est du reste un pote de Thierry Henry. Nous nous voyons donc souvent. La dernière victoire de Roger sur Rafa au tournoi de Madrid a certainement montré aux jeunes qu’il ne faut jamais baisser les bras et renoncer. Tout reste possible en sport et dans la vie pour ceux qui s’accrochent.
Vous êtes un battant, certes, mais on vous a vu ébranlé par les actes de racisme et prêt à quitter le stade de Saragosse en février 2006.
Cela débordait d’une rage incontrôlable et forcément de quelque chose d’inacceptable. J’ai acquis la conviction que ceux qui crient le font parfois par ignorance. J’ai failli quitter le stade, oui, et, qui sait, le foot. Mais vous ne pouvez imaginer le réconfort que j’ai reçu de beaucoup d’autres joueurs comme Carles Puyol, Thierry Henry, Thuram et d’autres qui ont mouillé leur maillot d’homme pour que le malentendu cesse.
Quel autre mal guette selon vous le football?
La contestation des décisions des arbitres est dangereuse. Le football reste un jeu et un spectacle qui ne doivent pas être faussés, mais il faut respecter l’arbitre. Lui aussi fait son match dans le match, avec sa conscience et tous les yeux braqués sur lui. Il peut lui aussi rater son match. C’est humainement compréhensible et nous sommes, nous joueurs, mal placés pour lui balancer des pierres. Si un arbitre sort de son match, je ne crois pas qu’il le fasse intentionnellement.
La vidéo peut-elle atténuer les critiques?
Je suis contre la vidéo. Il faut laisser les matches se jouer et se décider au vu et au su de tout le monde. La beauté du jeu, c’est le direct, le terrain. Le tapis vert va tuer la dramaturgie du direct. Avec la vidéo, le football n’appartiendra plus aux footballeurs.
Si vous n’aviez pas été footballeur professionnel, quel métier auriez-vous aimé faire?
Avocat.
Auriez-vous alors défendu Nelson Mandela?
Madiba était déjà avocat lui-même et n’avait besoin de personne pour se défendre. Et puis, je ne suis pas né dans la même et terrible époque. Sincèrement, ce sont les petites gens que j’aurais voulu défendre. Je sais d’où je viens et combien il est cruel d’avoir le sentiment d’être peu ou rien.
Vous avez une double réputation: celle de ne pas mâcher vos mots et d’être généreux en diable.
L’important, ce n’est pas ce qu’on donne, mais la joie qu’on transmet. L’expérience accumulée, les trophées gagnés, mais aussi les blessures et les difficultés surmontées m’ont tanné le cuir. D’où mon refus pour tout ce qui peut tirer vers le bas. Après, chacun pense ce qu’il veut.
L’an dernier, le vestiaire du Barça ne bruissait que de remous. Y avait-il une querelle d’ego entre Ronaldinho et vous?
Il y avait un souci. Nous nous sommes dit ce que nous avions sur le cœur. Ce que je dois ajouter, c’est que je n’ai pas vu un joueur, de toute ma vie de footballeur, capable de faire ce que Ronnie réalisait avec un ballon. Ceci n’enlève rien aux autres génies en activité. Il faut dire ce qui peut améliorer la performance collective. Moi, je respire et je ne vis que par le but. C’est un don.
Le don, cela se travaille?
Je connais mes limites et travaille en conséquence pour rester performant. Regardez ce que je dois parfois endurer en équipe nationale du Cameroun et jouer presque à contre-emploi. Si ce n’était qu’une affaire d’ego, je n’accepterais plus de faire l’accordéon de haut en bas, alors que j’aime naviguer horizontalement et décrocher uniquement en phase ultradéfensive. Mais il faut se couler dans le moule collectif jusqu’à un certain point…