On dépeint parfois les footballeurs pro comme des types cyniques, passant d’un club à l’autre à chaque période de transferts en se foutant du point de chute pour peu que le salaire soit bon. C’est faux : sauf à s’exiler au Qatar, les joueurs ne font jamais l’impasse sur leurs perspectives de progression et la plupart sont durablement marqués par un, voire deux clubs au cours de leur carrière. Qu’en voient-ils ?
D’abord l’opportunité qui leur est donnée quand ils arrivent, puis des lieux, des rencontres, des histoires ; une culture maison qui s’incarnerait non pas dans un ancrage régional – les joueurs viennent désormais de partout – mais dans un entraîneur, un moment clé ou les règles non écrites du vestiaire. On a demandé au défenseur Aurélien Chedjou, 26 ans, pièce importante d’un Losc Lille Métropole qui dispute dimanche à Montpellier un match importantissime pour l’attribution du titre de champion, de raconter un club qu’il connaît depuis six ans en s’en tenant à ce qu’il a vu ou vécu.
La Main tendue
«Le premier contact que j’ai eu avec le Losc remonte à ma première saison avec la CFA [équipe réserve, ndlr] d’Auxerre, lors de la saison 2004-2005. Pascal Plancque, qui s’occupait alors de la réserve de Lille, avait parlé à mon agent de l’époque, qui m’avait transmis le message : « Il est intéressé, accroche-toi. » Ma deuxième saison à Auxerre n’est pas super : trois mois sur le flanc à cause d’une pubalgie, pas de contrat pro… Je signe à Rouen, en CFA. Mon agent me rassure – « j’inviterai les recruteurs à venir te voir » -, mais bon… On me fait jouer sur un côté. A ces postes-là, il faut de la vitesse, de l’endurance et moi, je n’ai pas encore la capacité à répéter les efforts. Je fais des matchs de merde. Le public m’insulte. Je me retrouve en réserve, en division d’honneur donc [6e division]. J’ai 22 ans. La question que je me pose : est-ce que je suis fait pour le foot ? Un jour de décembre, je vais faire des courses, je suis dans le trou : je me souviens alors de Plancque. J’envoie un SMS SOS. Il a réagi au bout de deux, trois jours : »Finis la saison avec nous. »»
L’Arrivée
«J’étais amateur : à Rouen, je vivais des primes de matchs et des Assédic, donc des Assédic (rires). Je comprends tout de suite que Lille m’offre la chance de ma vie. Je me fous complètement du salaire. Le Losc prend les choses en main : on m’aide pour les démarches, la lettre de démission par recommandé à la fédération, les visites d’appartement… Un détail : j’ai passé une semaine dans un hôtel à Lesquin, pas une nuit de plus, parce qu’un mec du club s’est démerdé pour me trouver tout de suite un appartement en centre-ville – ma femme était alors enceinte, il lui fallait les commerces à proximité. Un joueur remarque ces choses-là. Comme le temps : à Rouen, il ne faisait pas toujours beau, mais à Lille c’est encore autre chose [sourire]. Au bout d’une semaine, je m’entraîne avec les pros. Plancque avait dû passer le mot à Claude Puel, l’entraîneur du Losc à l’époque.»
La Philosophie
«Les premiers entraînements sont terribles. J’avais connu Villareal en Espagne ou Auxerre, mais là… Avec Puel, il faut tout faire à fond, tout le temps, le moindre petit jeu. Comme je suis Camerounais, Jean II Makoun [Camerounais aussi, l’un des cadres de Lille en 2006] m’aide à comprendre la philosophie maison : « Tu t’accroches, tu ne la ramènes pas et tu fais très attention à ton image. Tu ne laisses pas traîner les chaussures, tu mets les protège-tibias à chaque entraînement et tu dis bonjour à tout le monde, le mec derrière la barrière, celui qui lave les équipements… » Comme je suis à la ramasse, j’ai droit à des séances perso avec le préparateur physique. Il y a du confort, oui, mais on m’explique justement qu’il ne faut pas tomber dans ce truc-là, que je suis dans une région où les gens se lèvent tôt.»
L’Alpe-d’Huez
«En avril 2006, on m’explique que le bilan est positif pour moi, et je signe un contrat d’un an. J’ai accompli mon rêve. Dans soixante-dix ans (sic), je me souviendrai encore que ça a tenu à un SMS : même des gars comme Lionel Messi ou Zinédine Zidane ont commencé par signer des trucs sur des morceaux de papier au restaurant ! Il y a quelque chose de très spécial au Losc à cette époque : Puel, ou plutôt cette obsession qu’il avait de gagner le moindre challenge. En 2007, lors d’un stage, il organise la montée de l’Alpe-d’Huez en vélo : il est 3e ! Quand j’arrive en haut, les premiers sont à la sieste, ce qui veut dire qu’ils se sont douchés, qu’ils ont déjà mangé… J’ai voulu mettre pied à terre dix fois mais, bon, c’était filmé et moi, je n’étais personne… Makoun, lui, pouvait s’arrêter. Pour Puel, tu n’en mettais jamais assez. Il fallait tout faire aux tripes, à la gnaque, à l’agressivité. Et lui, il observait, tranquille, sans trop en dire. J’ai souvenir d’un type réglo.»
La carrière
«Je me souviens d’un match disputé avec la CFA au Havre. Sur le chemin du retour, le bus s’est arrêté devant un McDo : toute l’équipe a mangé sur la carte bancaire de Pascal Plancque. Quelle fiesta [rires] mais un club, c’est ça aussi. J’ai monté les échelons sans secousse. Tu joues en réserve, puis tu remplaces un joueur blessé, puis tu joues en Coupe [où sont souvent alignés les remplaçants]… Je suis arrivé comme milieu. Puis, j’ai dépanné en défense centrale quand Nicolas Plestan s’est blessé. Plestan est revenu. Mais moi, je ne suis pas sorti : je l’ai senti venir aux gestes du coach, une remarque, une attention, rien n’est vraiment exprimé mais… Plestan ne m’a jamais fait de remarque. Je suis sûr qu’il avait les boules, mais il a gardé ça pour lui. Je vais vous dire un truc : après un match, ceux qui ont joué font un petit décrassage à vélo, alors que les autres effectuent un véritable entraînement. Le titulaire à vélo, le remplaçant à pied : on peut quand même y voir un symbole, non ?
«Sinon, je suis parfois un peu dans le brouillard quant à mes matchs. Parfois, je crois que je passe à côté, mais Rudi Garcia [entraîneur nordiste depuis 2008] me dit que non, donc… Coach et joueur, ce n’est ni le même métier, ni le même objectif, ni le même œil. Aujourd’hui, ça y est, je suis un cadre. Je fais parti du conseil des sages [six joueurs de Lille faisant l’interface entre le groupe et l’entraîneur] et j’explique aux jeunes qu’ils ont plus de chances d’y arriver en mangeant de telle façon, en arrivant à telle heure…»
Le paradis
«Je me souviendrai toute ma vie d’un moment partagé avec Yohan Cabaye [milieu de Lille, aujourd’hui en Angleterre à Newcastle] à l’aéroport de Lisbonne, le 2 décembre 2010. On venait de perdre 1-0 en Ligue Europa, on cherchait quelque chose à manger et Cabaye me dit : « Aurel, on a perdu mais on joue bien, et avec les mecs qu’on a… » Et là, il me parle du titre. Ça me semblait incroyable. Je l’ai gardé pour moi. Quand on a été champion six mois plus tard, c’était n’importe quoi : Eden [Hazard, le meilleur joueur de Ligue 1 depuis deux saisons] s’entraînait en lunettes de soleil, le champ après les séances…
«Ce sont les titres qui lient les joueurs pour longtemps : les sorties jusqu’à 4 heures du mat, les retours complètement saouls… J’aurai vécu le paradis du joueur. Quelques-uns d’entre nous avaient déjà l’expérience d’un titre : le gardien Mickaël Landreau [champion de France en 2001 avec le FC Nantes], le défenseur David Rozehnal [champion de Belgique avec le FC Bruges en 2005], l’attaquant Pierre-Alain Frau [champion de France 2005 avec Lyon]. Pourtant, j’ai la conviction que l’on ne gagne pas un titre avec de l’expérience, mais avec de l’insouciance. Je crois très fort à ça. Avant certains matchs, Eden s’échauffait à peine. Et personne ne venait lui prendre la tête. Une question de respect, déjà. Et puis, bon, il gagnait des matchs tout seul. Certains ont besoin de musique avant les matchs. C’est pareil.»
L’Incarnation
«Si je dois me souvenir de quelqu’un incarnant le club, c’est Michel Seydoux, le président [par ailleurs administrateur de Gaumont et membre du conseil de surveillance de Pathé]. Je ne crois pas qu’il ait raté dix matchs en cinq ans. Je le revois fêtant le titre, sur le bus à impériale… Un président, c’est d’abord le mec qui paye. Mais là, on voyait quelqu’un d’autre : le gars qui enlève l’électronique [portable, Blackberry, etc.] avant de se faire balancer tout habillé par les joueurs dans la piscine du Parc des Princes [sourire]. Je me rappelle aussi Grégory Tafforeau [défenseur, au Losc entre 2001 et 2009] : pro, respectueux, le type qui se fait tout petit, le premier arrivé à l’entraînement et le dernier parti. Il mettait des tampons terribles mais il venait voir les jeunes : « Bosse » ; « Ça va venir »… Après le titre, je l’ai croisé dans un magasin Adidas, rue de Béthune. On ne s’est pas dit grand-chose. Mais j’ai vu qu’il était content pour moi. Il m’a dit : « Profite. »»
– Par GRÉGORY SCHNEIDER à Lille
– Photo Olivier Touron