Lorsqu’il y a un échec, l’on cherche toujours le ou les auteurs. C’est le cas ici. L’on veut forcement attribuer notre échec à Womé Pierre. Non. La défaite est collective. Il aurait réussi à transformer ce penalty que l’on lui aurait attribué tous les qualificatifs et chanter le nom de tous les joueurs. Je ne comprends donc pas pourquoi certains joueurs veulent se désolidariser.
Rigobert Song, vous étiez dans le calcio. Vous avez également fait un tour en France où vous avez évolué à Lens. L’on est cependant surpris de vous voir en Turquie où le niveau du football ne semble pas correspondre à votre talent. Comment peut-on expliquer votre présence à Galatasaray ?
Ecoutez, la Turquie est un pays de la planète terre où vivent des hommes (rires). Pour être plus sérieux, je dirai que j’ai fait un choix sportif et financier. Contrairement à l’idée que se font certaines personnes, la Turquie est un grand pays avec de grands clubs. Notamment Galatasaray et Fenerbahce qui ont des moyens matériels et financiers énormes. Ces clubs sont plus nantis que beaucoup de formations françaises, italiennes, allemandes, britaniques… Ce qui m’amène à dire que mon choix s’est fait en tenant compte de tous ces paramètres. Le métier que nous exerçons est ingrat. Il faut donc assurer son avenir. J’ai joué longtemps en Italie et en France. Ce que j’ai obtenu ici en Turquie en un an, je n’ai pu l’avoir pendant plusieurs années de présence en France et en Italie. Je ne regrette pas mon choix. Galatasaray me donne l’occasion de m’épanouir sur tous les plans. J’ai la confiance de mes dirigeants, de mes coéquipiers et des supporters. Honnêtement, je suis à l’aise à Galatasaray.
Le football turc n’est pas trop coté. D’aucuns pensent même que n’évoluent dans le championnat turc que les joueurs en fin de carrière. Partagez-vous ce sentiment ? Quelle comparaison pouvez-vous faire entre le football turc et celui des autres pays européens, notamment la France et l’Italie où vous avez évolué?
Chaque pays a ses caractéristiques propres. Il est difficile dans ce cas de faire une comparaison. Dans un pays donné, le niveau du jeu ou du moins les traits qui caractérisent le football de ce pays sont liés à la culture. En France, l’on privilégie les gestes techniques. Par contre en Italie, il faut être physiquement au point pour tenir le coup. Le championnat turc prend en compte ces deux éléments. Cependant, l’aptitude physique prend le pas sur les gestes techniques. En Turquie, le vrai handicap, c’est que le championnat est peu médiatisé. A l’extérieur, l’on a peu d’informations sur les performances des athlètes et des équipes turques. C’est ce qui fait peut-être dire à certaines personnes que le championnat turc est réservé aux joueurs en fin de carrière. C’est un faux jugement. Il y a beaucoup de joueurs de renom qui évoluent dans le championnat turc. Je peux citer Anelka, Alex, Bouazizi, Appiah. A côté de ceux-là, il y a des athlètes de talent tels Dié Serge, Agali et bien d’autres qui apportent une touche particulière au championnat turc. Pour me résumer, je dirai qu’évoluer en Turquie n’est pas synonyme de garage. L’équipe nationale du Cameroun compte cinq (5) titulaires dans le championnat turc. C’est pareil pour le Ghana, l’Egypte, la Tunisie, le Nigeria, le Brésil, la France… Cela signifie que le niveau du championnat turc n’est pas mauvais.
Vous parliez tantôt de l’aspect financier qui a beaucoup pesé dans votre choix. Peut-on avoir une idée du montant des transferts et le niveau de traitement des joueurs ?
Je voudrais d’abord vous indiquer que chaque joueur discute du montant de son transfert avec son club. Il en est de même pour les salaires versés chaque fin de mois aux athlètes. Je ne peux pas révéler ici le montant de mon transfert à Galatasaray. Je ne sais pas combien les autres joueurs étrangers gagnent dans leurs clubs respectifs. Ce qu’il faut retenir c’est que je gagne bien ma vie en Turquie. Ensuite, ce que j’aimerais vous faire partager c’est qu’en Turquie, il n’y a pas de contrainte fiscale. Contrairement en France où les impôts « tuent » l’athlète. C’est ce qui explique d’ailleurs l’exode massif des joueurs français. La plupart des internationaux évoluent dans les championnats étrangers. Zidane, Henry, Trézéguet, Thuram, Gallas et bien d’autres sont en Espagne, en Italie, en Angleterre. Les impôts constituent un véritable problème en France. J’ai aujourd’hui 29 ans. Je ne vais pas jouer éternellement. Je pense donc à l’après-foot.
Parlons à présent des Lions Indomptables du Cameroun qui ne participeront pas à la prochaine coupe du monde en Allemagne. Comment avez-vous ressenti cette élimination ?
J’ai vécu un véritable drame. C’était d’ailleurs pareil pour mes autres coéquipiers. Tous, avons terriblement souffert de notre élimination. La situation était difficile à gérer. Nous avons pris goût à participer à la coupe du monde. Et nous rêvions d’une cinquième participation à cette compétition. Malheureusement ce rêve s’est brisé. Sportivement, nous avons accepté le verdict. Mais j’avoue que le choc a été terrible à supporter. J’ai pleuré comme un gamin. Je m’étais enfermé dans la chambre pour pleurer à chaudes larmes. Il a fallu l’intervention de ma maman pour me calmer. Elle a frappé à la porte et elle m’a dit : « écoute mon fils, quand ton père est mort, tu n’as pas pleuré aussi longtemps. Arrête donc de couler des larmes ». Cela m’a donc refroidi. C’est pour vous dire que j’ai terriblement ressenti le choc. Avec le temps, j’ai réussi à évacuer la douleur. Ce qu’il faut retenir, la vie d’un joueur ou d’une équipe nationale ne s’arrête pas à une défaite. Il faut se soumettre à la volonté de Dieu et surtout apporter son soutien aux équipes qui représenteront l’Afrique à la prochaine coupe du monde. Notre souhait est que les pays qualifiés représentent dignement notre continent. Car une bonne performance des représentants africains pourrait permettre à l’Afrique de bénéficier d’autres avantages. Notre élimination nous a permis de comprendre qu’au football, rien n’est gagné d’avance. Qu’il faut surtout éviter de faire la fête avant le moment indiqué. Les Camerounais n’ont pas compris cela. Nous l’avons donc appris à nos dépens.
Les Camerounais ne sont pas les seuls à vivre un tel cauchemar. Le 5 septembre à Abidjan, vous avez endeuillé le peuple ivoirien. Selon vous, qu’est-ce qui a constitué la force des Lions ce jour-là face aux Eléphants ?
Nous avons battu les Eléphants à Abidjan le 4 septembre parce que nous avons eu plus de chances. Nous étions très déterminés. L’enjeu était énorme. Il nous fallait battre absolument la Côte d’Ivoire pour espérer être au Mondial. Avant le rendez-vous d’Abidjan, les Eléphants avaient deux points d’avance sur les Lions Indomptables. Il fallait absolument une victoire au Cameroun pour annuler ces deux points et surtout diriger les débats au niveau du groupe 3. Nous avons donc forcé le destin. Avec un peu plus de chance, nous avons obtenu la victoire. Cependant les Eléphants n’ont pas démérité. Pour moi, c’est Dieu qui nous a donnés la victoire à Abidjan le 4 septembre. Ce que je voudrais aussi faire remarquer, c’est que j’ai été personnellement séduit par l’accueil du public. C’était la première fois de jouer au stade Houphouët-Boigny. L’on m’avait de tout temps parlé de l’ambiance dans les gradins lorsque les Eléphants jouent. Et j’ai eu l’occasion de découvrir que les Ivoiriens aiment leur équipe nationale. Même dans les moments difficiles, comme ce fut le cas ce jour-là, les supporters ivoiriens applaudissaient leurs joueurs. J’ai beaucoup apprécié cette façon de supporter des Ivoiriens. Ailleurs, précisément à Yaoundé, lorsque l’équipe joue mal ou elle est menée, ce sont des sifflements ou des injures que les joueurs reçoivent. L’ambiance créée dans les gradins par les supporters ivoiriens a déculpé nos ardeurs sur le terrain. Nous étions déchaînés. Nous nous sentions dans notre jardin. Et comme l’équipe nationale du Cameroun s’exprime mieux à l’extérieur, les conditions créées par les Ivoiriens ont favorisé notre victoire. A la fin du match, j’étais heureux d’avoir remporté la victoire. Cependant j’avais beaucoup de peine pour les Ivoiriens qui étaient en larmes. Je vois encore l’image de Didier Drogba et des autres joueurs s’effondrer après le match. Par rapport à la situation de guerre que vit la Côte d’Ivoire, une victoire des Eléphants ce jour-là aurait apporté beaucoup aux Ivoiriens. Mais Dieu seul sait pourquoi, il a différé la fête.
Vous parlez tantôt du comportement des supporters ivoiriens qui sont restés dignes dans la défaite. Comment appréciez-vous la réaction des supporters camerounais après l’élimination des Lions Indomptables ?
Là aussi, je comprends la réaction des fans des Lions. Même si je condamne certains dérapages, il faut retenir que le souhait de ceux-ci était de voir leur équipe se qualifier pour la cinquième fois de son histoire, pour la phase finale de la Coupe du monde. Malheureusement ce rêve s’est brisé au moment où on s’y attendait le moins. C’est donc normal que les supporters soient en colère. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que le football reste avant tout un jeu. On peut gagner aujourd’hui et perdre demain et vice-versa. Le public camerounais est exigeant parce que les Lions lui ont habitué aux victoires. Chaque jour, les supporters en demandent. Lorsqu’il y a un résultat autre que la victoire, cela crée un séisme. Après le match contre l’Egypte, nous avons été bloqués dans les vestiaires pendant plus de 3 heures. Il a fallu l’intervention de la police pour nous extraire des griffes des supporters. Je n’en veux pas aux supporters camerounais qui nous ont toujours applaudis lorsque nous remportons des victoires. Leur réaction après la défaite face à l’Egypte est l’_expression du degré d’amour qu’ils ont pour nous. Seulement, je voudrais dire aux fans des Lions qu’il faut éviter de tout détruire après une défaite. Car on est toujours ensemble.
Beaucoup de choses ont été racontées sur le penalty raté par Womé Pierre. Est-ce que vous, en tant que capitaine des Lions, vous pouvez nous dire comment le tireur a été choisi ?
Là aussi, il faut dire que les gens ont raconté trop de choses qui ne sont pas vraies. Lorsqu’il y a un échec, l’on cherche toujours le ou les auteurs. C’est le cas ici. L’on veut forcement attribuer notre échec à Womé Pierre. Non. La défaite est collective. Il aurait réussi à transformer ce penalty que l’on lui aurait attribué tous les qualificatifs et chanter le nom de tous les joueurs. Je ne comprends donc pas pourquoi certains joueurs veulent se désolidariser. J’ai lu dans la presse que tel ou tel joueur a décidé de shooter le penalty et que Womé s’est imposé. Ce n’est pas vrai. Sur le terrain, chacun a un rôle précis. En ce qui concerne l’équipe nationale du Cameroun, il y a des spécialistes des balles arrêtées (corners, coups francs, penalties…). Il s’agit de Gérémi, de Womé et de Eto’o. Le premier étant suspendu, il ne restait que Womé et Eto’o. Dans ce genre de situation, c’est le joueur qui se décide à shooter qui prend la balle. C’est ce que Womé a fait. Malheureusement ça n’a pas marché. Ce sont des choses fréquentes au cours d’un match. Ce n’est pas pour autant qu’il faut brûler Womé Pierre qui a connu plus de réussite en d’autres occasions et a permis aux Camerounais de remporter des victoires. Michel Platini, Diégo Maradona et même Pélé qui sont des références, ont raté des penalties pendant leur carrière. Il faut donc éviter d’accabler Womé Pierre qui, comme l’ensemble des Camerounais, souhaitait ce jour-là, la victoire de son pays. Il faut donc arrêter ce faux débat. La défaite est donc collective.
Après le cauchemar du 8 octobre, pensez-vous avoir aujourd’hui les ressources nécessaires pour attaquer la CAN qui est prévue dans quelques mois en Egypte ?
Ecoutez, c’est un autre challenge. Le souhait de toute équipe est de remporter des trophées. Nous voulons donc gagner la CAN et démontrer que notre non participation à la prochaine Coupe du monde n’est qu’un faux pas. La CAN 2006 est un challenge pour nous.
Personnellement, avez-vous d’autres défis à relever ?
Il est souvent difficile d’expliquer certaines choses. Ce qu’il faut retenir, tant que Dieu me donnera la force nécessaire pour taper dans le cuir, je continuerai de courir. Très souvent, j’entends des choses vexantes. On dit que le Cameroun est une vieille équipe. Fait-on allusion à l’âge des joueurs ou au nombre de participations aux compétitions ? Il faut donc faire la part des choses. J’ai 29 ans et on me traite de vieux joueur. Et Roger Milla qui a porté le maillot national jusqu’à 42 ans ? J’ai sensiblement la moitié de l’âge de Roger Milla. Si l’on me traite de vieux parce que j’ai participé à plusieurs compétitions internationales avec les Lions, je dirai oui. Dans le cas contraire, je dirai qu’à 29 ans, je suis très bon pour le service. J’ai participé pour la première fois à une phase finale de Coupe du monde à 17 ans. Je ne suis donc pas un vieux joueur. Je viens de prolonger mon contrat avec Galatasaray jusqu’en 2008. Je veux remporter des trophées avec mon club. De même qu’avec les Lions qui, je le répète, iront à la CAN pour se venger. Le Cameroun n’est pas une équipe de vieux joueurs.
Quelle est l’origine des dread que vous portez ? Sur le terrain, l’on vous trouve méchant. Partagez-vous ce sentiment ?
Quand j’étais petit, je voulais ressembler à Bob Marley. J’ai aveuglement copié son look. Il faut dire que ce grand artiste trop tôt disparu, reste mon idole. Quant à mon comportement sur le terrain, cela s’explique par le fait que je n’aime pas perdre. Je veux toujours me faire respecter par mon adversaire. J’exerce mon métier avec application. Je ne suis donc pas méchant. Mais je tiens à me faire respecter.
Pour terminer, dites-nous un mot sur l’Ivoirien Dié Serges qui évolue à Erciyessport Kayseri Kulubu. Comment trouvez-vous ses prestations ?
Dié et moi, nous nous connaissons depuis plusieurs années. Nous avons évolué ensemble dans le championnat italien. Nous nous sommes retrouvés par la suite en France. Aujourd’hui, je suis heureux de le voir ici en Turquie. Je suis surtout heureux et fier de ses prestations. Dié démontre au fil des rencontres qu’il est un joueur doué. En octobre dernier, il a été sacré meilleur joueur africain du championnat turc. Lors de la 8e journée du championnat qui a opposé Galatasaray à son équipe, Dié nous a créés toutes les misères. Toutes les actions dangereuses de son équipe passaient par lui. Mes coéquipiers et moi, utilisions la force pour le neutraliser (rires). Mes dirigeants sont à ses trousses. Ils me demandent de tout faire pour le convaincre afin qu’il accepte de jouer avec Galatasaray l’année prochaine. Fénerbahce est aussi à ses trousses. Dié est aujourd’hui un frère pour moi. Je verrai où se trouvent ses intérêts. C’est en fonction de cela que son choix sera fait. Même si mon souhait est de le voir porter le maillot de Galatasaray pour apporter un plus à cette équipe. Il faut d’ailleurs retenir que l’année dernière, au moment où Dié était à la recherche d’un club, j’avais demandé à mes dirigeants de le recruter. Ils ont préféré explorer d’autres voies. Eux, ils voulaient Pirès.
Aujourd’hui, ils se mordent les doigts. Ils tentent par tous les moyens de convaincre Dié. Ce ne sera pas facile. Et là, ils mettront le prix fort pour l’obtenir. Je me frotte donc les mains. Je prie Dieu afin que Dié garde la forme jusqu’à la fin du championnat pour faire monter sa valeur marchande (rires).
Interview réalisée à Istanbul par Kanga Rovia