La Une du quotidien sportif espagnol Marca, le plus lu du pays, fait énormément réagir ce lundi 27 juin 2022. Elle met en avant les origines africaines de six des joueurs de l’équipe du Real Madrid, récent vainqueur de la prestigieuse Champions League. Si certains jugent cette Une raciste, l’ex Lion indomptable et capitaine de l’Olympique de Marseille, Joseph Antoine Bell y voit plutôt une consécration pour l’Afrique.
Que vous inspire la Une du journal espagnol Marca ?
Mon commentaire est que, malheureusement pour Marca, nous vivons une époque, une période, où relever le racisme est dans l’air du temps. Je ne veux pas aller plus en profondeur pour dire qu’est-ce qu’ils pensent eux. Mais je vais parler de la perception qu’on a de certaines choses. Aujourd’hui parce qu’on a subi et qu’on continue de subir le racisme, nous sommes devenus des écorchés vifs, qui ne tolèrent plus rien, de même que nos amis antiracistes. Mais, je voudrais défendre Marca du point de vue précisément des Noirs.
La seule erreur que Marca a commise, c’est de ne pas adjoindre les autres joueurs noirs de l’équipe aux Africains. Parce que les Brésiliens par exemple sont de lointains descendants d’Africains. C’est manifeste. Si on peut rattacher Benzema, né en France, à l’Afrique, les autres également [Tchouaméni, né en France ; Rüdiger né en Allemagne, Alaba, né en Autriche ; seul Camavinga est né en Angola et est arrivé en France à l’âge de deux ans], simplement du fait de leurs parents, on devrait faire la même chose pour Vinicius par exemple ; et on irait jusqu’à l’origine qui fait que les Africains qui sont au Brésil sont des descendants de Noirs venus d’Afrique.
Maintenant, je voudrais expliquer une chose. Nous ne pouvons pas vouloir une chose et son contraire. C’est vrai que dans ma langue, on dit que quand on a été piqué par un serpent, on voit un millepatte et on a peur. Ça nous pousse, donc à chaque fois qu’on voit Noir ou qu’on entend Noir, à dire qu’il y a peut-être du racisme là-dedans. Or, je vais nous prendre nous-mêmes à témoin. Comment réagissent les Africains quand ils regardent l’équipe de France ? Ils n’aiment plus la France aujourd’hui, ils sont opposés à la France, mais ils soutiennent l’équipe de France parce qu’elle a des joueurs noirs qui ne sont pas nés en Afrique.
Ils vont même jusqu’à dire : il faut qu’on nous les renvoie pour que nous gagnions la Coupe du monde. Ça veut dire qu’ils se reconnaissent dans ces enfants-là. Et que font les Africains lorsqu’ils ouvrent leur télévision et qu’il y a un boxeur noir contre un blanc ? Ils ne cherchent pas à voir le meilleur styliste des deux, ils sont pour le boxeur noir. Ça c’est la réaction des opprimés. Ils se sentent solidaires. Pourquoi soutiennent-ils Benzema ? Pourquoi veulent-ils du ballon d’or de Benzema ? Et pourquoi soutiennent-ils le Real Madrid ? Parce qu’il y a des Africains dans l’équipe. Et pourquoi les Africains aiment-ils l’Olympique de Marseille ? Parce que l’OM a été la première équipe à faire d’un Noir son capitaine. Et c’était moi, à l’époque !
Aujourd’hui, les enfants qui soutiennent Marseille ne savent qu’ils le doivent à leurs parents ; mais ils ne savent pas ou plus, pourquoi leurs parents soutenaient Marseille. Toute l’Afrique soutenait l’OM (soutient toujours Marseille !) à cause de ce lien historique qui leur faisait croire que à l’OM on n’est pas raciste, à l’OM on n’aime les Noirs, à l’OM on respecte les Noirs.
Si Marca ne l’avait pas fait, tous les Noirs et tous les Africains feraient le lien d’eux-mêmes, en voyant l’équipe du Real Madrid jouer avec tous ces garçons. N’oublions pas que le slogan « Black Power » n’a pas été inventé par Marca !
En l’occurrence, Marca a titré « Africa Power », qui est un clin d’œil à « Black Power », le slogan de la lutte des Afro-américains pour leur émancipation.
« Africa Power » est en effet un clin d’œil à « Black Power ». Et précisément, Marca qui sait ce qui est dans l’air du temps, n’a pas voulu utiliser le mot « Black » pour ne pas renvoyer à du racisme, donc ils ont mis « Africa Power », pour essayer d’éviter précisément le procès qu’on leur fait maintenant.
Nous ne pouvons pas oublier que tous les Noirs, tous les Africains, tous les opprimés du monde, se sont sentis proches des militants qui scandaient « Black Power » à l’époque, qui se battaient et qui revendiquaient le fameux « I am Black and I am proud » de feu l’immense chanteur afro-américain James Brown. On a aimé ça, on a dansé ça ! Pourquoi aujourd’hui, si quelqu’un nous le dit, nous allons nous en offusquer ?
N’oublions pas que le journalisme consiste surtout à relever ce qui est extraordinaire. Les journalistes ne parlent pas des trains qui arrivent à l’heure, mais de ceux qui sont en retard. Aujourd’hui, il est logique que la Maison blanche [Casa blanca, l’autre nom du Real Madrid, NDLR] lorsqu’elle est habitée par des Noirs, que cela retienne l’attention et qu’on le relève !
Selon vous, cette Une de Marca, c’est une façon de dire que les dirigeants du Real Madrid se réjouissent de cet « Africa power » ! D’où le parallèle que fait le journal avec le sang des tirailleurs sénégalais durant les deux guerres mondiales, en évoquant le sang africain des prédécesseurs des joueurs actuels (Samuel Eto’o, Geremi Njitap, Zinedine Zidane, Claude Makelele ou encore Lass Diarra) !
Absolument ! En réalité pour moi, la Une de Marca et l’article de Marca, sont en l’honneur des Africains ! Et il n’y a pas à s’en offusquer. Il faut qu’on arrête d’être écorchés vifs, parce qu’on nous a trop fait subir le racisme ; au point où le jour où on nous décore, nous refusons cela. Nous trouvons encore du racisme dans la décoration, dans la reconnaissance de notre pouvoir. Un journal espagnol fait remarquer quelque chose qui aurait pu passer inaperçu, à savoir que la Casa blanca a été bâtie avec du sang africain. Moi je trouve cela positif.
D’ailleurs, peut-être précisément grâce à mon parcours. dans les clubs où je jouais, dès qu’il y avait deux ou trois joueurs qui s’approchaient de moi et qui étaient noirs, puisque malheureusement ou heureusement, avec ma personnalité c’était un peu particulier, dès qu’il y en avait deux ou trois qui s’approchaient, on faisait remarquer que le centre de gravité du club avait un peu basculé (vers l’Afrique !).
Donc, aujourd’hui, pourquoi on s’en offusque encore une fois ? N’oublions pas, les gens oublient vite, à l’époque où l’équipe de France était toute blanche, il y avait deux Noirs qui étaient arrières centraux. On les avait appelés la garde noire de l’équipe de France. C’était feu Jean-Pierre Adams et Marius Trésor. Donc, on sort ce qui est particulier ; et nous ne nous étions pas offusqués à l’époque. Les jeunes africains et les Africains tout court, ne s’étaient pas offusqués du fait que les Français reconnaissaient que dans leur équipe, ils ont la garde noire qui est leur point fort.