« Il y a vingt-cinq ans, je donnais un avis d’expert. J’analysais une situation qui annonçait des jours sombres. On ne m’a pas écouté. On a pensé que j’en voulais à ceux qui étaient en place. A l’époque j’avais ma carrière et tous les avantages qui allaient avec. Je n’étais pas dans le besoin. Aujourd’hui, il ne faut plus être expert pour voir que ça va mal. Et la chute risque de se poursuivre car jusqu’ici on recouvre les problèmes d’un drap blanc. »
Joseph Antoine Bell, la triste actualité c’est le crash de l’avion de Kenya Airways à Douala. Parmi les victimes, on compte trois arbitres de football. Quelles réflexions vous inspire ce drame ?
(D’une voix basse) C’est une grande tristesse quand on pense à toutes ces victimes, à leurs familles. S’agissant des arbitres auxquels vous faites allusion, ce sont de jeunes gens que je connais. Particulièrement Martin Omgba Zing qui était le fils de feu Tsala, un cadre qui a longtemps servi le football à la FECAFOOT et qui a signé ma première licence. Il s’est éteint dans l’indifférence et la détresse alors qu’il a tout donné au football camerounais pendant de très longues années. En 1994, il me disait de tout faire pour remporter les élections à la FECAFOOT afin d’améliorer le sort des employés de l’institution et de redresser le football camerounais. Hélas ! Des vendeurs d’illusions ont pris les commandes de notre fédération. On connaît la suite. Et voici que son fils, qui servait lui aussi le football dans une position différente, perd la vie dans des conditions dramatiques.
A l’échelle camerounaise, ces arbitres faisaient partie des meilleurs. Il est évident que ceux qui vont les remplacer seront moins bons puisque ceux qui viennent de disparaître leur avaient été préférés.
Et le crash lui-même et toutes les problèmes pour localiser l’épave de l’avion ?
De prime abord, on peut s’interroger sur des zones d’ombre qui peuvent laisser penser à de la négligence. Les conditions dans lesquelles l’avion a reçu son autorisation de décoller alors que d’autres attendaient encore, sa disparition et le temps long avant l’alerte sont pour le profane autant d’attentes que l’enquête devra satisfaire en termes d’informations.
Mais déjà, je vais redire ce que je dis depuis longtemps : c’est quand il y a une crise que l’on apprécie la capacité des gens à assumer des responsabilités. Ce n’est pas quand tout marche bien. Je me demande si les contrôleurs sont entraînés à faire face à ce type de situation où on ne peut pas ne pas s’inquiéter. Je veux bien que les gens soient optimistes mais là il y avait une situation pas ordinaire du tout.
C’est l’équation personnelle des individus, au-delà des fonctions qu’ils occupent ou des titres qu’ils portent, qui fait la différence dans ces situations de crise. Il faut alors avoir le courage de se poser les bonnes questions et l’intelligence de trouver les bonnes réponses. Depuis cinquante ans, nous avons réussi à faire croire que personne ne vaut rien tout seul ; on ne reconnaît aucune valeur spécifique aux individus, on pense que tout le monde peut tout faire. Ici, des gens ont montré leurs limites. Car, c’est connu : le temps vaut la distance.
L’autre actualité qui prête moins à polémique c’est l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la république française. Comment accueillez-vous cet événement ?
En dehors d’être logique, cette élection me conforte dans l’idée que les autres savent faire le choix entre ce qui est clair et ce qui est obscur. Il a annoncé son intention d’être candidat ; il s’est préparé en se donnant les moyens de son ambition. De plus, il semble avoir mûri la réflexion sur nombre de sujets, ce qui lui permet d’avoir des réponses plus précises que ses concurrents sur les préoccupations des électeurs. Tout cela a permis aux électeurs de le juger sur des faits. On peut ne pas partager ses idées mais, au moins, sa démarche et la méthode sont respectables.
La clarté de son discours me convient. J’en ai mare de l’hypocrisie qui fait par exemple que l’on désigne le Noir par l’expression » homme de couleur « . Comme si Noir était une insulte et Blanc un compliment ou une qualité.
Cette élection annonce-t-elle un changement dans les rapports entre la France et les pays africains ?
(Il rit bien fort) Les Africains me chagrinent et me désolent par leur propension à attendre le changement des autres. Ce n’est pas Sarkozy ou les autres dirigeants d’Europe ou d’Amérique qui vont changer l’Afrique. Ce sont les Africains eux-mêmes.
Sarkozy est peut être une opportunité, une circonstance favorable. Vu son âge et son parcours, il a eu l’occasion de fréquenter des Africains de la même génération que lui et qui ne font aucun complexe. Cela lui permet de savoir que les Noirs sont des hommes comme les autres ; il y en a de brillants, de bons, de moins bons et, pourquoi pas, de cons comme dans toutes les autres races.
Le nouveau président français ne peut donc pas avoir des complexes de supériorité comme ceux qui ont été moulé à l’époque coloniale. Il ne devrait pas s’offusquer d’avoir en face de lui des Africains qui défendent leurs intérêts comme lui-même défendra désormais ceux de la France.
Pendant longtemps, les autres étaient gagnants, nos pays étaient perdants, mais les négociateurs de nos pays étaient gagnants à tous les coups. Nous avons besoin que des hommes et des femmes valables prennent les choses en mains. Il faut en finir avec la répression de l’intelligence qui a caractérisé nos pays jusqu’ici.
Joseph Antoine Bell va-t-il continuer à faire ces analyses hors du champ politique alors qu’il peut s’engager plus ?
En parlant comme je le fais ici ou ailleurs, je m’occupe des choses de mon pays. Je prends position dans le débat, j’avance mes idées.
N’est-ce pas mieux de descendre dans l’arène politique ?
Certains ont fait bien moins d’analyses que moi et sont en charge ici ou là des affaires publiques. De plus, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de porter des couleurs politiques pour faire avancer les choses. Si en plus c’est pour ne rien décider et faire remonter tout au chef de l’Etat, alors ça ne vaut pas la peine. Tout est ramené à son niveau.
Evidemment s’il n’y a qu’un seul qui doit prendre les décisions, il est clair que le rendement sera faible. Pour augmenter le rendement, chacun doit faire preuve d’audace en proposant des solutions et en prenant des décisions. Et ce n’est pas contraire à ce que dit le président Biya. A ses responsables du parti, il demandait encore il y a peu de s’ouvrir aux compétences, aux intelligences. Mais on a l’impression que ce discours ne se traduit pas en actions par ceux qui en ont la responsabilité.
Regardez comment les équipes sportives s’améliorent. Elles vont chercher les compétences à l’extérieur parce qu’elles sont à la quête de l’excellence. Certains chez nous veulent asseoir la culture de la médiocrité.
Joseph Antoine Bell attend-il d’être sollicité comme le serait un grand buteur ?
Les seules fois où j’ai été sollicité, je me suis impliqué au-delà de toutes les attentes. Comme footballeur, j’ai toujours donné le maximum. Lorsque la FIFA nous a sanctionné de six points, certains savent que j’ai apporté ma contribution.
Lors de la relecture des textes de la FECAFOOT ordonnée par le chef de l’Etat, j’ai une fois de plus été présent. Ici encore, il a fallu qu’il y ait cette sanction de la FIFA pour que le dossier parvienne au président de la République. Cela faisait des années que je disais que les textes de la FECAFOOT sont anti-démocratiques et ne permettent donc pas une compétition saine entre les lobbies accrochés aux affaires et des gens qui voudraient apporter du sang neuf..
La tutelle ne m’a pas écouté. Le chef de l’Etat a ordonné la relecture des textes. Le dossier est redescendu. Personne n’a veillé à ce que les nouveaux textes ne soient pas une pâle copie des anciens. On a encore fait semblant. Et ça fait cinquante ans qu’on croit pouvoir avancer en faisant semblant de résoudre les problèmes.
Que faut-il donc faire pour changer les choses ?
Il faut avoir le courage de regarder les choses en face. La vérité a beau être cruelle, c’est elle qui nous permet de poser le bon diagnostic. Or, sans bon diagnostic, il n’y a pas de bonne prescription médicale. Nous sommes installés dans la culture du paraître. C’est la culture des feymen. Cinquante ans que nous privilégions le paraître à la vérité.
Alors que ressentez-vous en voyant la situation actuelle du football camerounais ?
(Manifestement affecté) Beaucoup de tristesse, une grande exaspération, de la frustration. Ce cocktail aurait dû me conduire à l’indifférence. La seule chose qui empêche que l’indifférence s’installe c’est qu’il s’agit de mon pays le Cameroun. Le football est à l’image de tout le reste. Devant un tel gâchis, on ne peut que pleurer.
Il y a vingt-cinq ans, je donnais un avis d’expert. J’analysais une situation qui annonçait des jours sombres. On ne m’a pas écouté. On a pensé que j’en voulais à ceux qui étaient en place. A l’époque j’avais ma carrière et tous les avantages qui allaient avec. Je n’étais pas dans le besoin. Aujourd’hui, il ne faut plus être expert pour voir que ça va mal. Et la chute risque de se poursuivre car jusqu’ici on recouvre les problèmes d’un drap blanc.
Votre jugement n’est-il pas excessif ?
Qu’il s’agisse des clubs ou de l’équipe nationale, chacun a pu constater qu’il y a de sérieux problèmes. Nos clubs parviennent difficilement à franchir les premiers tours des coupes africaines. Cotonsport accumule les titres de champion du Cameroun. En coupe d’Afrique, il fait illusion à domicile grâce à une expulsion par-ci ou un pénalty par-là mais se fait éliminer. Ce qui remet en cause à la fois les conditions dans lesquelles ses titres sont remportés et la qualité même du championnat.
On organise la désorganisation du championnat. Qui sait quand il se joue ? Qui sait quelles sont les règles applicables ? Voyez Foudre qui est battu forfait alors qu’il se trouve au stade à Garoua. L’équipe se fait rembourser les frais engagés. On n’y comprend plus rien. On ne joue plus pour les trois points mais pour d’obscurs arrangements.
Voyez les interpoules où deux clubs qui s’opposaient sont déclarés vainqueurs du même match. En plus on refait le règlement après le déroulement de la compétition. On dirait que tout le monde est anesthésié.
Et les Lions Indomptables alors ?
(Très posé) Encore un immense gâchis. Un pays qui a l’âge du Cameroun et dont les fils ont réalisé des parcours honorables dans le football ne peut pas passer son temps à se tromper. Où est donc le dernier entraîneur recruté à grand tapage ? Une fois encore, on a recouvert les problèmes avec un drap blanc. On n’a pas posé les problèmes de fond. On ne sait pas où on va. On ne s’est pas fixé des objectifs. On navigue à vue. Il n’y a aucune politique définie. Voilà pourquoi on peut recruter un entraîneur en nous disant qu’il a joué avec Cruyff.
Aujourd’hui, on a besoin de quelqu’un qui connaît notre football, son passé, ses hommes, son fonctionnement. Quelqu’un qui connaît notre passé médical et qui ne tâtonne pas devant notre maladie. On n’a pas besoin d’un technicien de passage. Pour la CAN 2008, faire confiance à un entraîneur local qui ait le temps et les moyens de travailler aurait été une bonne chose. Si on ne se qualifie pas contre nos adversaires actuels, ce n’est pas la peine de s’appeler Cameroun.
Regardez les joueurs, dès qu’il y en a un qui pose un problème, on le met de côté. On le traite d’antipatriote et que sais-je encore. Personne ne va voir au fond. Un joueur qui loupe un pénalty est jeté en pâture alors que les dirigeants accumulent des fautes lourdes sans aucune sanction.
A vous écouter, on ne sent pas que la résignation vous menace …
Je ne vais pas faire les faux modestes : je connais le football sur le bout des doigts. D’autres Camerounais aussi. Alors quand je vois que les actes qui sont pris aujourd’hui sont pires que ceux d’hier, je ne peux plus être indifférent ou résigné.
Quelle solution avez-vous pour sortir notre football de cette situation que vous dites catastrophique ?
Je ne vais pas vous la donner comme ça ! (rires) Le redressement dépend des hommes. Coopter les gens pour leur docilité et parfois pour leur incompétence nous a conduit dans le mur. Rentrons donc vers ceux qui sont compétents. La compétence n’a pas de tribu, d’ethnie. J’ai les diplômes, j’ai un passé, une expérience. Et des idées.
Ceux à qui on a confié les choses ont-ils seulement présenté un programme sur la base duquel on peut évaluer leurs résultats ? Nul ne sait s’il y avait des étapes dans leur programme. Va-t-il falloir qu’ils aient mis tout l’édifice par terre pour qu’on se rende compte des dégâts ?
Et pourquoi ne pas franchir le pas en descendant dans l’arène ?
Le problème ce n’est pas moi mais plutôt les autres. Je me suis rarement trompé dans les analyses que j’ai faites. On a un ministère, une fédération, et même des partis politiques qui ne peuvent être indifférents au sort de notre football. Si tout ce monde n’agit pas, pourquoi devrais-je aller au combat contre tous ces bastions qui pensent que tout va bien ? Personne de ceux-là n’a clairement fait le constat que ça va mal. On attend encore que le chef de l’Etat le dise pour le reprendre en cœur cette fois.
En d’autres temps, vous receviez des bananes sur les terrains de France. Comment analysez-vous l’affaire Mbia et les sanctions qui en découlent ?
(Un large sourire) Le jeune Mbia a eu une attitude qui m’a ravi et qui est tout à son honneur. Il ne faut pas que nous oubliions d’où nous venons. Il n’a pas oublié que dans nos pays on se moque de quelqu’un parce qu’il est plus noir que nous.
Plus sérieusement, le jeune Mbia sait ce qu’il vaut. De plus, le sport nous apprend à nous maîtriser. L’auteur du geste a expliqué que son geste n’avait aucune connotation raciste. Il a présenté ses excuses à Mbia qui les a acceptées sans en demander plus.
Le but de la vie en société n’est pas de séparer les gens mais plutôt de les rassembler, de leur faire entendre raison. C’est ainsi que ceux qui dérapent comme ce footballeur sont amenés à demander des excuses à ceux qu’ils traitaient avec mépris. Voilà la vraie victoire de Mbia et de ceux qui sont victimes des actes de cette nature.
Propos recueillis par LEBOGO NDONGO