A New Bell, ce sera «dead zone» ce soir. C’est là, «avenue Eto’o Fils», de ce quartier de Douala, de ce «purgatoire de l’échelle sociale du Cameroun», selon un intello local, qu’on suivra le destin (paradisiaque ?) de Samuel Eto’o sur écran. Le pays se figera.
A 20 h 45, Samuel Eto’o sera au Stade de France, en finale de la Ligue des champions, face à Arsenal. «Notre finale de Coupe du monde», résume Charles Seppé, ami d’enfance, et «président» du Parlement 9, comme le numéro de l’avant-centre que Chelsea brûle d’arracher au Barça pour 80 millions de dollars.
Un rade miteux que ce Parlement 9, où, entre sono saturée et cadavres de bouteilles de bière, se retrouvent les potes de ballon d’Eto’o enfant. La star, qui rentre toujours sur le terrain du pied droit («Un truc qui sert à rien, mais faut bien croire à quelque chose»), y revient tous les six mois. «Avant même d’aller saluer ses parents», jure Charles Seppé. L’enfant prodige y prodigue des poignées de main. Arrose un très large cercle de relations. Ou parraine des causes sans fin : enfants des rues, visites de prisonniers, mères frappées du Sida, etc. «Il faut partir d’ici, dit Jolly Ndjock, «grand frère» qui gère ses «intérêts» dans le coin, si on veut comprendre qui est vraiment Eto’o.»
Porteur de plantains. Pas cette diva propulsée quatrième valeur marchande planétaire hors terrain, qui parle d’elle à la troisième personne. Ni ce Lion indomptable qu’on a un temps avant la Coupe d’Afrique des Nations 2006 accusé ici de jouer «pied en l’air». Mais le fils d’un comptable viré d’une boîte française de bâtiment, deuxième enfant d’une fratrie de six, né à Nkon (200 bornes de Douala) et qui, à dix ans à peine, usait ses semelles comme porteur pour le «marché de plantains». «Quand sa mère se levait à 5 heures du matin pour acheter et revendre ces petits poissons destinés à la friture pour démunis», rappelle Jolly Ndjock. «Quand il est arrivé à Douala, poursuit-il, il taquinait le cuir comme personne, toujours à défier des mecs plus vieux et plus costauds que lui.» Dans un tournoi de quartier, un coach le remarque. Tel un égyptologue penché sur un papyrus, Dominique Wansi s’immerge dans un carnet de notes de 1993. Aujourd’hui directeur technique national, l’homme, à l’époque entraîneur provincial, sillonne la région. Il doit faire le tri entre les 5 000 mômes du pays, dont 1 % se retrouve dans un tournoi final, des rêves de réincarnation de Roger Milla plein la tête.
Une pépinière, ce «tournoi Top», antichambre des Song, Olembe, ou Makoun, illustres Lions indomptables. «Ah, la voilà, s’anime Wansi. Licence 0776, 12 bougies au compteur. Je le vois débouler, j’y crois à peine. Tout fluet. Dans un univers de densité, de physique et de mental…» Mais pas besoin d’être extralucide pour repérer l’instinct du marmot, sa vitesse et sa conduite de balle. «Au départ, je le sélectionne ailier droit. Dans l’axe, il repique toujours sur le côté.» Puis ? Voilà Eto’o qui «frappe à la sortie de la médiane, et le stade se lève». Il aligne les matchs. «J’ai tout noté, souffle Dominique Wansi, tout. Là, 3 étoiles pour le match du 7 septembre 1993, 4 étoiles trois jours plus tard.» Le joker de poche est illico orienté à l’école de foot locale, celle des brasseries. «N° 10, c’est de là qu’il a tiré cette aisance devant le but, sa technique aussi.» Peut-être. Mais ça n’explique pas tout.
«Semelles de vent». «Eto’o, dit Charles Seppé, n’a jamais été blessé ou presque. On ne démolit pas le mec qui joue avec des semelles de vent.» Un gars chanceux, qui encaisse les coups, mais, surtout, évite d’en prendre. «Le physique, la résistance, ça joue», dit aussi Dominique Wansi. Bien sûr, comme dira Eto’o plus tard, «quand on joue pieds nus, on ne tombe jamais dans le piège de se croire meilleur que les autres». Mais lui a la rage, le modjo, la gniaque. «Toujours premier à l’entraînement, deux fois plus exigeant que les autres, trois fois plus prompt à donner du poing», se souvient Wansi. Un besoin de s’affirmer qui a failli le mettre sur la touche. Témoin, ce mot, signé du gosse de New Bell, ressorti par Wansi : «Nous prenons la responsabilité de dire à l’entraîneur qu’en cas d’un autre problème entre Tonye et moi Eto’o, qu’il nous envoie chez le président du club.»
Eto’o fils a vite compris que son avenir passait plus par ses pieds que par ses poings, ou par de bons points à l’école. Le tableau noir, il n’y jette encore aujourd’hui qu’un oeil poli dans les vestiaires du Barça. «Eto’o est tout sauf con, il a la vision du jeu, l’intelligence instinctive», dit un proche. Et confiance en lui. Il en faut des certitudes quand, qualifié de surdoué, on se voit bouté hors des clubs les plus fameux (Léopards, Caïmans…). Motif : trop précoce, trop riquiqui. «Il a 14 ans, se souvient Dominique Wansi, quand on part en France avec sept mômes. Le top des tournois, c’est Montaigu. Il y a là Anelka. Mais j’ai trop peur qu’il se fasse démonter, alors je l’aligne dans un tournoi plus faible, à Avignon.» «Là, je marque but sur but», raconte un jour Eto’o. Il tente de rester sur place, chez sa soeur. Sans papiers. «La France, je la voyais de ma fenêtre…» Retour au pays.
C’est Isaac Bassoua, entraîneur de l’Avenir de Douala, en D2, qui remet la main dessus. «Il se frottait à des défenseurs qui avaient deux têtes de plus que lui», évoque-t-il. Bassoua le surclasse en junior l’année suivante, puis le propulse vite dans l’équipe senior. «J’ai pris des risques, avoue-t-il. Il aurait pu se faire casser.» «J’ai peur», dit Eto’o lors de son premier match. «T’inquiète pas, lance-toi», lui répond Bassoua. Il foire ses deux premiers contrôles, puis efface trois joueurs, offre une passe décisive, avant de planter un but. Il intègre l’académie des brasseries, le Kadji Sport Academy. Eto’o n’a qu’un désir : «Mon père est chômeur, si vous lui donnez du travail, ça me va.» Le centre a un accord avec Le Havre ? Il y file. Verdict : trop rachitique. Nouvel aller-retour au centre de formation de Cannes. Nouvel échec. La suite ? Ce transfert au Real de Madrid, qui, venu superviser Kalou lors d’un Côte-d’Ivoire -Cameroun juniors, flashe sur Eto’o. Mais oublie d’aller le cueillir à l’aéroport. Il a 16 ans. Un Ivoirien happé dans le hall le conduit à Santiago Bernabeu. Il y végète avant d’aller jeter ses crampons à Leganes, en D2. Puis à Majorque, où il se farcit «100 matchs de 1re division». Avant de revenir cirer le banc du Real. Et de s’envoler au Barça, où, bien servi par des Ronaldinho, des Messi, des Deco, son talent fait le beau temps de New Bell.
Par Christian LOSSON, envoyé spécial à Douala