Nuit tombante sur l’aéroport international de Douala, grosse touffeur au bal des taxis. Samuel Eto’o vous tend fort à propos une bière irlandaise, sapé comme un prince, affable au possible, manifestement heureux (panneau publicitaire). Ici, le bonhomme est chez lui. Comme sur un terrain de foot, il peut surgir de partout, tout le temps. Le premier contact se noue entre deux bananiers, via un panneau publicitaire géant, en format 16/9, histoire qu’on puisse d’emblée apprécier la dimension du monsieur.
Cinq jours pour remonter les traces d’une enfance, cerner l’insaisissable phénomène. Ça commence par la terrasse du café Le Méditerranée, à Akwa, dans l’épicentre de la capitale économique camerounaise. Sur la devanture de l’établissement, une inscription en forme de clin d’œil à la destinée peu commune d’un footballeur exceptionnel: «Like a dream». Comme un rêve. Michel Kaham en dessine les contours, derrière un café.
Michel Kaham, ce n’est pas n’importe qui dans le milieu: latéral droit des Lions indomptables à la Coupe du monde 1982, puis sélectionneur adjoint lors de l’inoubliable épopée de 1990, achevée en quart de finale. Le cinquantenaire dirige, depuis son ouverture en 1995, la Kadji Sport Academy (KSA); là où Samuel Eto’o a vécu sa dernière année au pays, avant de partir à la conquête de l’eldorado européen, à 15 ans. «Il est le porte-étendard du football camerounais. Et vu la place que le football occupe dans nos cœurs…», tâche de mesurer son ancien formateur. «On est accrochés au ballon, c’est comme une drogue, on ne peut pas s’en passer. Et tant que Samuel est dans le côté qui gagne, c’est une icône. On a tellement envie qu’il marque pour notre bien…»
Deux jours plus tard, le messie deviendra champion d’Italie avec l’Inter Milan, répandant ainsi la joie à la Citronelle Plus, un snack en vogue de Douala où le poulet braisé ne fait pas de vieux os. Dans la foulée, Samuel Eto’o conservera la Ligue des champions déjà remportée l’an passé – et en 2006 – avec Barcelone. En comptant la Coupe d’Espagne et celle d’Italie, ça donne deux triplés de suite, une première dans l’histoire du football mondial. Ajoutez les Jeux olympiques 2000, les Coupes d’Afrique des nations 2000 et 2002, ainsi qu’une multitude de distinctions personnelles: on obtient le palmarès d’un géant.
«Il était chétif à 13 ans, il ne payait pas de mine», se rappelle pourtant Michel Kaham lorsqu’on lui demande de retrouver sa première image du prodige. Comme tous les monuments, Samuel Eto’o a mis un peu de temps à se construire. Mais très vite, sa tête dépasse: «Normalement, à cet âge-là, les jeunes baissent le regard quand vous leur parlez», reprend le directeur de la KSA, centre tenu par un certain Gilbert Kadji, ancien fugace président du FC Sion. «Lui vous fixait tout droit dans les prunelles. Il dégageait une honnêteté absolue, une grande force intérieure. Il était déjà très sûr de lui, de son potentiel. D’ailleurs, le terrain lui donnait raison: c’était une machine à marquer. Il savait qu’il réussirait, c’est comme s’il l’avait décidé.»
Prendre son destin en main. Lors des matches interquartiers, le gamin marque les esprits balle au pied. «Aisance dans le jeu, capacité à dribbler, finition… Il avait déjà tout.» A commencer par un aplomb frappant. Diallo Siéwé, qui fut le tout premier des nombreux premiers découvreurs de la pépite Eto’o, en rit encore. Alerté un beau jour par l’un de ses jeunes, le coach file voir la merveille scintiller dans une rue de New Bell, le quartier le plus populeux de Douala – leur quartier. Conquis, il l’enjoint illico d’intégrer sa structure. La réponse du gosse reste à jamais gravée dans sa mémoire: «Il m’a regardé et m’a dit: «C’est vous le coach Diallo? Vous savez, je suis très fort, je ne sais pas si vous pourrez m’apprendre quelque chose!» J’étais un formateur respecté, jamais un gamin ne m’avait parlé comme ça…»
Samuel Eto’o culmine alors du haut de ses 9 ans. Diallo Siéwé sourit, les yeux dans le vide. Puis il reprend son histoire: «Le soir même, je l’ai vu débarquer à la maison, qui était à 500 mètres de la sienne, flanqué de ses deux petits frères. Il avait changé d’avis. A partir de ce moment-là, j’ai senti que le courant passerait. C’est comme ça que toute l’aventure a commencé…»
Elle n’est toujours pas terminée. Vingt ans plus tard, tandis que son ancien poulain bâtit le plus beau palmarès du foot africain, Diallo œuvre à la relève. Ex-joueur de modeste facture, éducateur inspiré par la formation «à la française», il dirige Fundesport, l’institut créé en 2005 par Samuel Eto’o lui-même. Le budget? Trois cent mille euros par an, déboursés par la star, plus un coup de patte de Puma, qui fournit le matériel. Le tout permet à quelque 80 jeunes âgés de 10 à 18 ans de bénéficier d’un entourage compétent et sérieux – staff médical, suivi scolaire, hébergement possible. Quatre cents autres talents supposés sont «sous observation» dans l’ensemble du pays.
La devise du projet? Travail, discipline, succès. Précision du directeur, en sage aguerri: «Les parents ne paient rien en échange de nos prestations. Parce que souvent, les meilleurs, ce sont ceux qui n’ont rien. Ce sont eux qui ont faim.»
David et Christine Eto’o ont toujours pu subvenir aux besoins de leurs six enfants – Sidonie, Samuel, Madeleine, Pauline, David et Etienne, de l’aînée au cadet. Mais quand le papa perd son poste de comptable à Yaoundé, tuile qui entraîne le retour à Douala après un exil de quelques années, la misère guette. «C’est une famille qui a beaucoup souffert», note avec pudeur Jean-René Noubissi, qui travaillait à l’époque au côté de Diallo Siéwé. «Quand le petit marquait un but, on lui donnait 1000 francs CFA pour acheter une bouteille d’eau ou une brochette. Avec Siéwé, on l’a soutenu quand il n’y avait rien. La vie était dure pour les Eto’o, mais ce sont des Bassas [l’une des quelque 200 ethnies recensées au Cameroun], une tribu de combattants réputés très belliqueux.»
Samuel Eto’o, pour sa part, joue au football. Son instinct le lui dicte, quitte à oublier tout le reste. Sa mère doit lui flanquer des roustes pour le persuader d’aller à l’école – «il fallait le faire», abonde Diallo. Lui veut taper dans le ballon, tout le temps, partout. Et c’est un Bassa.
Devant sa maison à New Bell, un amas de tôles sis à côté du centre religieux, il tient à s’affirmer comme le plus fort du quartier. Aujourd’hui, ces premières arabesques sont immortalisées à la craie, sur le mur du quincaillier: «Avenue Samuel Eto’o fils». C’est là qu’il apprit à dribbler, entre les poules et les chats, sur une terre battue irrégulière, contre des adversaires à pieds nus. La vieille dame qui étend son linge dit se rappeler. Mais elle n’est pas plus bavarde que ça.
Le petit génie aussi parlait peu. «C’était un enfant très calme, doux et timide», se souvient Jean-René Noubissi. «Ce n’est qu’une fois sur le terrain que s’exprimait son incroyable envie de gagner. Le chemin a été difficile. Mais chaque fois qu’on s’est attaqué à lui, il devenait plus fort. Il n’a oublié aucun des pas qu’il a faits, ni aucune des personnes qui l’ont soutenu dès le départ.» Fier, l’homme brandit un cliché où on le voit trôner entre Eto’o et Joan Laporta, président du FC Barcelone. «C’est le moment le plus marquant de ma vie… Quand un enfant a une telle reconnaissance, ton cœur fait boum. Malgré toutes ses occupations, il n’oublie jamais. C’est une star, mais j’ai son numéro de portable.»
Avant tous les matches, le petit Samuel lit sa prière et remet le bout de papier dans sa chaussette. «Cet enfant de Dieu se baladait avec la Ligue des champions dans sa poche», image Yves Léopold Kom, journaliste à Cameroon Radio, premier soutien médiatique de l’adolescent et ami de la famille depuis lors. «Samuel Eto’o, c’est le fils de Dieu, il lui doit tout.» Au fil des mois, son talent fleurit sur les terrains les moins verts et les plus vagues de Douala.
Samedi matin, direction le stade de l’armée de l’air, scène courante de ses prouesses originelles. Coincée entre un début de bananeraie et une fin de piste d’atterrissage désaffectée, la surface de jeu, sablonneuse et accidentée, élève tout contrôle de balle au rang d’exploit technique. Tandis que les M18 de Fundesport laminent la concurrence dans leurs jolis maillots bleus, Diallo Siéwé hurle ses conseils à Baggio, Valdo et Makelele – ici, tout le monde a son surnom. «Bouffe les espaces!» «Attaque ton ballon!» «Arrête de jouer avec ta bouche!»
Les mêmes mots ont sifflé aux oreilles de Samuel Eto’o. Parfois, il les entendait. Conscient très tôt de son talent, il a dû galérer afin d’en acquérir le contrôle. On appelle ça le fardeau du surdoué: «Son don s’accompagnait d’un caractère assez instable sur le terrain», témoigne Michel Kaham. «Il a fallu lui faire comprendre qu’il n’était pas le maître du jeu, que le football était un sport collectif avec, parfois, des erreurs d’arbitrage.»
Plus que toute autre chose, l’injustice le fait sortir de ses gonds. Et dans un pays où le jeu est miné par la corruption, les occasions de perdre son calme foisonnent. «Je me rappelle un quart de finale de la Coupe du Cameroun avec la KSA», reprend le directeur de l’académie, actuellement en chantier. «Nous venions d’éliminer le Tonnerre de Yaoundé au tour précédent et, si le match n’avait pas été complètement faussé par l’arbitre, nous aurions dû battre aussi Coton Sport. Nous avons été victimes d’une machination et Samuel était hors de lui. Il s’était fait expulser, il en a pleuré de rage. Il avait 14 ans et demi, je crois que ce fut son dernier match au Cameroun.»
Quand il s’agit de football africain, si on veut que l’histoire décolle, il faut partir – sans garantie aucune. Comme tous les enfants de son quartier, Samuel Eto’o grandit en rêvant d’Europe. En 1994 d’ailleurs, il profite d’un tournoi juniors en Avignon pour se faire la malle avec un coéquipier. Au lieu de rentrer au pays, il décide de demeurer en France, déterminé à forcer le sort. Sans papier ni débouché, malgré l’aide d’une tante établie à Paris, il rentrera deux mois plus tard, s’empressant de reconnaître son erreur.
La deuxième tentative, quelques mois après, échoue au Havre, en raison du manque de flair des recruteurs normands. «Ils ne lui ont pas laissé le temps de s’acclimater, avec leurs grands immeubles», dit Michel Kaham. «Les dirigeants veulent tout au bout de trois jours, mais quand ils sont si jeunes, il faut leur laisser le temps de trouver leurs marques.»
Retour à la case départ, donc. Le troisième tremplin sera le bon. En ce printemps 1996, un émissaire du Real Madrid se rend à Abidjan dans le but d’enrôler l’Ivoirien Bonaventure Kalou. Mais au cours de la rencontre internationale à laquelle il assiste, un attaquant camerounais, quoique frêle, lui tape dans l’œil. Au bout de 21 jours de stage dans la capitale espagnole, l’Italien Fabio Capello, alors entraîneur du Real, donne son assentiment. Le rêve est en marche.
Samuel Eto’o tourne le dos à New Bell, invraisemblable fourmilière, rodéo urbain où tous les moyens sont bons pour tirer son épingle du jeu. Quatorze ans plus tard, ils sont des milliers à arborer leur fierté dans les rues. A affronter la mêlée quotidienne avec, sur les épaules, un maillot des Lions indomptables, de l’Inter Milan ou de Barcelone, floqué de l’incontournable numéro 9.
«Le football, pour les Camerounais, c’est le seul domaine où on peut faire preuve d’ambition, où on n’a pas à avoir peur des autres», explique Simon Pierre Etoundi, journaliste émérite à la Cameroon Tribune. Eto’o, c’est l’emblème absolu, l’incarnation parfaite d’une réussite a priori illusoire. Un grand frère, une lueur d’espoir. Mais malgré tout, l’enfant roi, le fils de Dieu n’est pas tout à fait prophète en son pays.
«J’ai l’impression qu’en dehors de Douala, on le respecte plus pour son compte en banque que pour son palmarès», déplore Simon Pierre Etoundi. «Un jour à Yaoundé, je l’ai vu jouer au distributeur de billets dans la rue. Eto’o, c’est le mec qui fait oublier aux gens leur réalité, c’est le mec auquel le chef de l’Etat accorde des audiences privées. Mais sa personnalité continue à agacer certaines personnes, qui le jugent trop arrogant et pas assez respectueux, ce qui est injuste. Il souffre de la comparaison avec Didier Drogba, perçu par tous comme un ange. On le considère comme un fêlé alors que c’est un bon bougre, intelligent et philosophe, qui se permet juste parfois de donner son avis sans faux-fuyant.»
Samuel Eto’o est copropriétaire du Katios, la boîte branchée de Yaoundé; mais il n’hésite pas à casser sa tirelire pour offrir des ambulances au peuple camerounais. Il est capable de coller un coup de boule à un journaliste un soir de pleine lune; mais il n’oublie jamais de rendre visite aux potes de son enfance, empêtrés entre les murs de la prison de New Bell – sa fondation soutient les détenus mineurs.
Il passe pour un ingrat avec ses 11 millions d’euros de salaire annuel; mais il doit se protéger un minimum de sa notoriété. «Quand il a commencé à devenir connu, beaucoup se sont mis à jouer du tam-tam autour de lui», raconte Jean-René Noubissi. «Sous prétexte de vouloir l’aider, ils ont cherché à picorer, à profiter de son argent. Quand c’est comme ça, il devient amer. C’est pour cette raison qu’il restreint toujours sa confiance au même cercle de gens.»
Mardi 18 mai, aéroport international de Douala. Justement, voilà le clan Eto’o, papa David et maman Christine en tête, qui s’apprête à embarquer pour Paris, d’où la troupe ralliera Madrid afin d’assister à la finale de la Ligue des champions entre l’Inter et le Bayern. Dans le même avion, on trouve Diallo Siéwé et une quinzaine d’adolescents: les M14 de la Fondation Fundesport vont défendre le titre acquis l’an passé lors d’un tournoi organisé par le Paris Saint-Germain. Dans le hall, les mamans distribuent d’ultimes denrées, distillent de précieux conseils. Dans les regards, on décèle une pointe d’appréhension, noyée dans une flopée de rêves en technicolor.
D’ici à quelques années, qui sait, l’un de ces jeunes gens nous tendra une bière irlandaise. En format 16/9, sapé comme un prince et heureux comme tout. «Peut-être que l’un d’eux suivra l’exemple de Samuel. Si Dieu le veut…», souffle papa Eto’o. Onana Onana Andre, 14 ans, une heure avant l’envol: «Si lui est arrivé tout là-haut, c’est possible.»
PAR SIMON MEIER,ENVOYÉ SPÉCIAL À DOUALA