Il y a dans la vie de chacun de nous des souvenirs qui ne s’estompent pas, qui s’accrochent au subconscient et qui reviennent à la surface au gré des événements pour nous rappeler l’avancée inexorable du temps. 1994, c’était hier, mais c’est déjà un siècle. Accoudé au bar du Mandalay Beach Resort, l’hôtel des Lions à Oxnard à l’est de Los Angeles, grisé par les effluves capiteux du Pacifique, je buvais les paroles de Jean-Pierre Tokoto, qui prédisait un avenir éclatant à un garçon qui se dirigeait vers la plage, gracile et timide comme une demoiselle.
Ce garçon effacé, que je ne me rappelle même pas avoir remarqué au cours des séances d’entraînement des Lions à Oxnard College, est devenu pour beaucoup le seul capitaine que les Lions aient jamais eu, l’inamovible cheville ouvrière de l’équipe, l’âme et la mascotte, l’animateur, le patron et le factotum. Parler de l’avenir de Rigobert Song au sein des Lions semble dès lors contenir tous les ingrédients d’une aventure risquée qui serait de nature à traumatiser tout un peuple sevré de héros et de symboles.
J’en conviens : sur le palimpseste de la vie de notre capitaine, il est ardu d’écrire autre chose que la formule suivante qui, on l’espère, sera gravée en épitaphe sur sa sépulture : « ci-gît un footballeur, corps et âme ». Rigobert Song a tout donné. Il continue de tout donner et, parfois, nous avons eu l’impression qu’il trouvait des ressources insoupçonnées pour nous étonner et nous faire honneur.
Il serait oiseux sans doute de chercher à recenser ici tous les traits de caractère qui ont fait de Rigobert Song le joueur clé des Lions et le favori des foules en Afrique et au-delà. Chacun a sa petite histoire là-dessus. J’aime quant à moi me rappeler le but du 2 -1 contre la Suède marqué par Omam Biyick sur une passe de Song, son premier match de Coupe du monde. Je ne hais pas non plus le souvenir de ce match détestable contre le Chili au cours duquel notre capitaine, excédé par la complaisance de l’arbitre face aux pitreries de Salas, histrion obèse et surévalué, s’était fait expulser du terrain à la suite d’une intervention énergique.
On peut s’étaler à l’envi sur les points forts d’une carrière qui dure depuis une bonne quinzaine d’années et qui ne semble pas s’essouffler. Cela dit, est-ce bien raisonnable de ne pas commencer à se préparer à l’inéluctable, de ne pas procéder à un certain examen de conscience alors que le temps y est particulièrement propice ? L’angoisse qui nous étreint à la perspective d’un avenir des Lions sans son capitaine nous empêcherait-elle d’oser réfléchir à l’avenir ?
Revenons en arrière, à 1994 justement. Le 19 juin, il y aura exactement 13 ans que Rigobert Song avait commencé à installer son autorité sur la surface de réparation des Lions. Le seul autre joueur de grand acabit présent à la Coupe du monde de 1994 et encore actif au premier plan aujourd’hui est Javier Zanetti, de la Céleste argentine. Depuis 1994, cela fait trois Coupes du monde, quelques Coupes d’Afrique, une Coupe de la Confédération, des dizaines de grands matchs, des hauts très hauts et des bas jamais désespérants. Ce n’est pas rien, quand même !
En 1994, Lionel Messi avait 6 ans ; Eto’o n’avait pas le droit de sortir après 20 heures ; le téléphone portable était pratiquement inconnu au Cameroun. En 1994 se trouvaient en Californie les frères Biyick, Bell, Milla, Tataw, Kalla, Ndip, pour ne citer que ceux-là. Tous chers à notre cœur, mais tous à la retraite depuis des lustres. Il y a un temps pour tout.
Notre capitaine n’a plus rien à prouver à qui que ce soit. Le crédit de confiance qu’il a engrangé et la réserve d’amour que nous entretenons à son égard doivent être sauvegardés. Nous sommes inquiets parce que nous avons à l’esprit l’ignominieuse sortie qui a été réservée à Desailly, joueur exceptionnel longtemps porté au pinacle.
Rigobert Song ne peut pas avoir le même sort. Nous n’admettons pas le risque qu’il soit poussé à la porte ni par l’usure naturelle des années ni par le mécontentement des amateurs. Il partira au sommet de son art, avec nos regrets.
Alors, qu’on écrase vite une larme maintenant et qu’on donne au capitaine une dernière mission, celle de conduire les Lions à la victoire au Ghana en 2008. Après, ce sera le bonheur, rien que le bonheur de le voir s’éloigner des stades dans la gloire, avec notre reconnaissance.