En fermant l’accès du Stade Omnisports de Yaoundé aux équipes de football de la capitale il y a quelques semaines, le ministre des Sports n’avait fait qu’exercer la prérogative reconnue dont jouissent tous les propriétaires de biens immeubles, celle de n’ouvrir leur porte qu’à ceux qu’ils veulent. Gestionnaire de l’investissement de l’État, il prend les mesures qui lui semblent les plus profitables à son commettant. Comment lui en vouloir a priori?
Des sommes colossales avaient été distraites des programmes de développement de l’infrastructure, au début des années 70, pour financer la construction des stades de Yaoundé et de Douala. La mauvaise manière que le ministre avait faite aux clubs procède sans doute du dépit que manifeste tout investisseur devant l’insuffisance du rendement obtenu. Moi-même, lorsque je mets des quelques millions dans une affaire, il ne faut pas me chercher.
Mais plus que cette vaine coquetterie, il y avait, en filigrane, la conviction, mille fois avérée, que les pouvoirs publics au Cameroun n’ont en contrepoids aucun bloc de résistance raisonnable. Ni les présidents de club, ni la Fécafoot, ni les joueurs, ni les supporters ne sont démocratiquement organisés pour influencer les décisions du ministre. Et celui-ci le savait.
Les pouvoirs publics sont ainsi faits, au Cameroun et ailleurs, qu’ils n’ont de respect que pour le chantage que peuvent exercer des gens dans la proportion de leur capacité de nuisance. C’est ce chantage qui crée ce que les syndicalistes, souvent prompts à susciter la chienlit, appellent un « rapport de forces ». Les pays les mieux dirigés au monde sont ceux où s’est établi, depuis longtemps, un certain équilibre entre le penchant naturellement totalitaire de l’Administration et la résistance républicaine des citoyens. C’est ça, la civilisation.
Mais vous le savez tout comme moi, nous sommes collectivement et de manière atavique réfractaires à l’affrontement, à la confrontation d’idées, au débat contradictoire dans le calme, sans injures et autres menaces. C’est là une des malédictions qui pèsent sur un peuple éparpillé sur des centaines de milliers de kilomètres carrés. Nous sommes le seul peuple au monde dont les citoyens, dans des moments de rage, prêts à se battre, prennent quand même la précaution d’appeler d’abord au secours dans ces termes : « arrêtez-moi, sinon je vais le tuer !»
Cette malédiction, non, cette passivité a l’avantage, corrélatif de son défaut, de faire de nous de gentils moutons terrorisés par le pouvoir dont nous admirons le panache en espérant un jour exercer dans la même pompe du haut d’un magistère incontesté. Le Cameroun, je le crois, sera toujours un pays calme. Et cela est bien. Personne, croyait-on, ne se lèvera pour dire au ministère ce qu’il pense parce que nous espérons tous être un jour ministre auréolé de prestige, habillé des costumes de bon faiseur, invité permanent aux tables des meilleurs amphitryons.
Que s’est-il donc passé pour que le ministre accepte de négocier ? Quel culot ont finalement pu mobiliser les acteurs du foot à Yaoundé pour faire plier celui qui ne plie ni ne rompt ? Comment cela a-t-il été possible ? On n’ose pas espérer que cette petite victoire et cette reculade soient les prémices d’une ère nouvelle dans les relations entre les gouvernants et les gouvernés camerounais.
Car enfin, vous rappelez-vous la dernière fois que les Camerounais ont affronté l’Administration, directement, sans faire donner Etoudi ou Mvomeka ou les deux à la fois par Milla interposé? Sommes-nous enfin en train de comprendre que l’arbitre central n’a pas à intervenir constamment dans la moitié de terrain de l’arbitre de touche ? Ou que Milla, l’ambassadeur de l’Administration, ne peut servir deux maîtres à la fois ? Ou, j’espère, que les rapports entre l’Administration et les citoyens, sans avoir à être antinomiques, gagnent toujours à être dialectiques ?
Eh ! bien, bravo donc, nous allons jouer au Stade Omnisports et, ce faisant, le démolir encore plus. Mais tant pis, puisque nous nous réjouissons de découvrir que nous pouvons discuter avec l’Administration et nous faire écouter. Nous secouons sans fanfare ni trompette une des malédictions qui nous handicapent depuis toujours.
Loin de moi toutefois l’envie de gâcher l’euphorie ambiante, mais je vous rappelle que le problème de stade au Cameroun empoisonne notre existence et nous embarrasse depuis une bonne quinzaine d’années. La CAN tunisienne a été, à cet égard, extrêmement dure à supporter. Comment est-il possible, il est arrivé à plusieurs d’entre nous de penser, que notre pays ne puisse pas disposer d’un stade aussi simple que le Stade Ben Jannet de Monastir ?
25 000 places à tout casser, simple, solide, doté des installations de base, sans fioritures inutiles, maintenu avec rigueur, propre. C’est tout. Et puis, Monastir. D’accord, le front de mer est un joyau. Mais voici une petite bourgade de la taille de Nkongsamba, qui se berce paresseusement sur un promontoire arrosé des eaux certes très bleues de la Méditerranée, mais qui n’ont ni la générosité ni l’impétuosité des eaux de l’Atlantique qui réchauffent Kribi ou Limbé.
Il y a, à Nkongsamba, à Douala, à Yaoundé, à Garoua et ailleurs au Cameroun, des hommes ou des groupes d’hommes en mesure de construire 10 stades de 25 000 places. Un investissement raisonnable, rentabilisable en moins de dix ans, susceptible de donner à l’investisseur un statut social appréciable, et qui contribuerait surtout à « fermer la bouche » aux Maliens, aux Ivoiriens et à tous les autres, pour un peu la gloire de notre pays.
Mais cela ne se fera pas. Parce que l’idée du bien public nous est étrangère, parce que la mentalité camerounaise n’a que faire du souci collectif. C’est ce qui rend les Camerounais, pris collectivement, si détestables, si orgueilleux parce que conscients de leur grande valeur individuelle, mais si vulnérables au fond, parce qu’ils ne donnent pas l’impression d’aimer beaucoup leur pays.
Cette malédiction commune est un véritable joker poisseux qui nous colle aux doigts et dont on ne se défaussera ni par de simples incantations ni par de petites victoires sur l’Administration.