Au terme de l’Euro 2004 et de la rencontre à Yaoundé entre les Lions et les Éléphants, l’amateur le moindrement curieux ne peut pas ne pas avoir relevé une tendance troublante qui ravive la peur qui nous tient aux tripes depuis une bonne décennie. La fin annoncée du foot est, hélas, bien arrivée.
Qu’on me comprenne bien : il n’a jamais été question de mettre fin au foot. Ce que nous constatons néanmoins, depuis au moins la Coupe du monde de 1970, c’est que le jeu dans son organisation tactique tourne autour de quelques grands principes qui sont les mêmes partout et qui sont appliqués, de plus en plus, de la même façon. La fin du foot, c’est un peu la fin de l’histoire comme l’entendait, en 1992, Francis Fukuyama. L’histoire finira dès que le monde entier se gouvernera, vivra et mourra selon le modèle américain auquel semblent aspirer toutes les sociétés du monde. On va s’américaniser, on sera donc plus uni, et ce sera la fin de l’histoire.
Le foot ne s’est pas américanisé, mais il s’européanise ou, plus précisément, il se germanise depuis une trentaine d’années. À la lumière de ce que nous avons observé au Portugal, la standardisation du jeu est maintenant entièrement consommée. La puissance de l’argent, l’attrait et la notoriété de quelques grands clubs européens sont responsables de la robotisation du foot. Du Matto Grosso brésilien aux forêts de l’Afrique centrale en passant par les Carpates, le foot est réglé selon le modèle unique européen, avec des footballeurs interchangeables, formés à la même école, investis chacun d’une mission précise, unique et pérenne, dont ils auront à s’acquitter au cours de toute leur carrière.
Revenez sur le match des Lions et sur celui des Grecs, deux vainqueurs de ce premier dimanche de juillet. Un jeu à la limite négatif, mais dur, rigoureux, sans joie. Milieu de terrain bétonné et militarisé ; attaquants adverses (lorsqu’il y en a) asphyxiés par un marquage qui étouffe, qui brûle, qui meurtrit. Mauvaise humeur des Camerounais et des Grecs, effort physique porté au maximum, tonnage impressionnant de déchets au milieu de terrain, résistance et hargne. Un ou deux éclairs de beau jeu, très vite éteints. Il faut tenir à tout prix.
Alors, tout le monde attend, l’idée maîtresse étant de résister, de s’accrocher et de saisir la seule et unique occasion qui va se présenter pour faire un bon coup. Les Lions ont saisi la leur. Les Grecs ont été le meilleur élève de la classe du nouveau football. Ils ont réussi un bon coup à tous les coups.
Vous allez me dire : mais c’est ça justement le foot. Imprévisible, étonnant. Tout le monde peut battre tout le monde à un moment donné. Je vous le donne volontiers : il faut se méfier des Grecs. Les Troyens l’avaient déjà appris à leurs dépens, tant pis donc pour les Portugais, qui n’ont rien appris. Mais faut-il donc se méfier des Gabonais, des Maltais et des Érythréens ? Chiche, bien sûr. Parce qu’il n’y a plus de foot comme on le connaissait ; il n’y a donc pas plus de foot libyen que de foot brésilien. Il n’y a plus que le « système » universel, tel qu’il est imposé par des entraîneurs peine-à-jouir et pratiqué par des joueurs malléables comme de petits soldats.
Ceux qui ont été surpris de la victoire grecque et ceux que la victoire prochaine de Saint-Martin sur l’Italie va surprendre sont justement ceux qui n’ont jamais vu venir la fin du foot, jeu d’adresse, de talent, de la prouesse individuelle, spectacle. Les Tchèques étaient d’un autre âge, d’une autre époque. Comme des cœlacanthes tirés par mégarde d’un monde éteint depuis des millénaires, ils ont détonné sur les pelouses où se joue le nouveau foot ; ils n’étaient pas à leur place. Ils n’avaient aucune chance.
Parce qu’ils n’ont pas encore appliqué le « système » du nouveau foot à la perfection. C’est ce système que les Grecs ont maîtrisé, c’est ce système que le Cameroun est en train de mettre en place. Six plombiers, trois porteurs d’eau et un joker genre Eto’o. Système redoutable, efficace, qui fait pleurer le ballon dans l’entre-jeu, s’auto-alimente comme une machine infernale et conduit inexorablement à la mort du foot. Et, parfois, accessoirement, à la victoire.
Prédiction : la prochaine Coupe du monde sera, au plan du jeu, la manifestation la plus insipide et la moins féconde de ces trente dernières années. Fini le geste technique, finie la prouesse individuelle, fini le « beau » jeu, qui nous rendaient fous dans les stades. Vous allez voir les Tchèques, qui autrement seraient des champions bien élus, se métamorphoser en Grecs, les Brésiliens en Allemands, les Italiens égaux à eux-mêmes, les Camerounais éternels espoirs velléitaires et timorés, les Anglais la queue entre les jambes, les Argentins qui continuent de bouder…
Sans folie, le foot n’est rien. Tous les amateurs le reconnaissent. Alors comment peut-on fêter la victoire des Grecs et des Lions avec autant d’ostentation et de démesure ? Serait-ce parce que, dans le fond, nous n’aimons pas le foot, mais plutôt la victoire ? C’est peut-être ce qu’ont bien compris tous ces entraîneurs européens, qui ont fini par tuer le foot à travers la planète, dont la philosophie du jeu est toute simple : résister et attendre, on ne sait jamais.
Par L. Ndogkoti, ndogkoti@camfoot.com