Tandis qu’ils s’échauffaient en attendant le coup d’envoi du match Angleterre-Ghana à Wembley, Ashley Cole et Asamoah Gyan ont peut-être remarqué la petite cérémonie qui se déroulait sur le terrain. L’histoire ne dit pas si les deux hommes ont déjà entendu parler d’Arthur Wharton. Quoi qu’il en soit, les deux pensionnaires de la Premier League lui doivent beaucoup et ils ne sont évidemment pas les seuls.
Aujourd’hui, le football ne connaît plus de frontières, à tel point que personne ne se soucie plus guère des origines ethniques ou de la couleur de peau de tel ou tel joueur. À l’époque de Wharton, la vie était beaucoup plus difficile pour les hommes et les femmes de couleur. Dans un contexte extrêmement défavorable, cet authentique pionnier a pourtant réussi l’exploit de devenir le premier footballeur noir à passer professionnel en Angleterre. La semaine dernière, la Fédération anglaise de football a décidé de rendre hommage à cet homme d’exception.
Précisons tout d’abord que Wharton ne fut évidemment pas le seul à briser la barrière des préjugés. Vainqueur de la Coupe d’Ecosse sous les couleurs de Queen’s Park, Andrew Watson, originaire du Guyana, fut sélectionné à trois reprises en équipe d’Ecosse entre 1881 et 1882. Il resta cependant amateur tout au long de sa carrière, tandis que Wharton est entré dans l’histoire en devenant le premier joueur à gagner sa vie grâce au football.
Comme on peut l’imaginer, son ascension vers les sommets n’a rien eu d’un long fleuve tranquille. L’histoire de ce champion pas comme les autres compte plus de rebondissements, d’exploits et de coups de théâtre qu’un blockbuster hollywoodien. Notre héros ne s’est pas contenté de se distinguer balle au pied. En effet, il a également établi le premier record du monde de sprint sur 100 yards, gagné sa vie en tant que joueur de cricket professionnel, remporté un titre de champion de Grande-Bretagne de cyclisme et brillé sur les terrains de rugby.
Un sprinter reconverti dans le but
Ses parents ne s’attendaient sans doute pas à ce que leur fils connaisse une telle destinée. Né à Accra, au Ghana, le 28 octobre 1865 d’un père d’origine grenadienne et écossaise et d’une mère de haute lignée ghanéenne, Wharton part pour l’Angleterre à l’âge de 17 ans. Il ambitionne alors de devenir pasteur méthodiste, comme son père.
Toutefois, il apparaît bien vite que sa vocation est ailleurs. Wharton se révèle être un sportif accompli, capable de briller dans n’importe quelle discipline. Ce simple gentleman amateur devient l’homme le plus rapide de Grande-Bretagne à 20 ans. À Stamford Bridge, il remporte l’épreuve de sprint sur 100 yards et établit à cette occasion un nouveau record mondial.
Ce succès lui permet de se produire régulièrement dans les réunions d’athlétisme et de gagner ainsi sa vie. Pendant l’été, Wharton augmente son pécule en disputant des tournois de cricket en professionnel. Dans le monde du football, les exploits du jeune homme ne passent évidemment pas inaperçus. L’entraîneur de Darlington est le premier à le contacter et à lui ouvrir les portes de son club.
Curieusement, ce n’est pas au poste d’attaquant ou sur l’aile, deux postes auxquels sa formidable point de vitesse le prédestinait, que Wharton s’est fait un nom mais en tant que gardien de but. Son courage, son agilité et sa force de caractère lui permettent de s’imposer rapidement dans les cages. En outre, comme beaucoup de ses collègues les plus talentueux, le jeune homme possède ce petit brin de folie qui fait la différence.
Dans un article du Sheffield Telegraph & Independent de 1942, TH Smith relate l’un des moments les plus marquants de sa carrière : « J’ai vu Wharton sauter, s’accrocher à la barre transversale et attraper le ballon avec les pieds. Les trois attaquants qui s’étaient précipités sont tombés directement dans les filets. Cela fait 50 ans que je suis le football et je n’avais encore jamais rien vu de tel ».
Malheureusement, le racisme est un mal très répandu à l’époque. Le jeune prodige est souvent surnommé Négro Wharton, y compris par ses admirateurs. Certains n’hésitent pas à affirmer aujourd’hui que Wharton aurait été convoqué en équipe d’Angleterre, si sa couleur de peau avait été différente. Quoi qu’il en soit, le gardien jouit à l’époque d’une popularité écrasante parmi les supporters de Darlington, essentiellement issus de la classe ouvrière.
Des adjectifs comme « magnifique », « superbe » ou « invincible » reviennent souvent dans leur bouche, lorsqu’il s’agit de décrire leur portier. Convaincu par ses performances, Preston North End, le grand club de l’époque, décide de le recruter. Sous son impulsion, les Lillywhites atteignent les demi-finales de la FA Cup 1887. Un an plus tard, Wharton décide pourtant de raccrocher les gants pour devenir sprinteur professionnel à plein temps. Cette nouvelle aventure sera de courte durée. Quelques mois plus tard, il revient au football, sans toutefois jamais parvenir à retrouver son meilleur niveau.
Wharton écume alors les clubs mais ses performances commencent à souffrir de ses problèmes de boisson. Son déclin a commencé et plus rien ne pourra l’arrêter.
Après sa retraite en 1902, il travaille quelque temps comme ouvrier dans les mines de charbon du Yorkshire. Il décède en 1930, alcoolique et sans le sou.
Un pionnier oublié
Pendant près de soixante-dix ans, l’héritage de Wharton semble avoir disparu avec lui. Ce n’est qu’en 1997 que sa sépulture dans le cimetière de Darlington reçoit enfin une stèle digne de ce nom. À cette époque, l’œuvre de ce pionnier reste pourtant très largement méconnue. Viv Anderson, premier joueur noir à représenter l’Angleterre, avouait récemment qu’il ignorait tout de son illustre prédécesseur.
« J’ai été très surpris en découvrant son histoire », confie l’ancienne star de Manchester United et de Nottingham Forst. « Quand j’ai vu l’exposition qui lui était consacré au musée national du football, j’ai été abasourdi. Je n’arrivais pas à croire qu’il avait été complètement oublié, après tout ce qu’il avait fait. Compte tenu de mon propre parcours, j’aurais pourtant dû entendre parler de lui. Il existe désormais un lien entre nous que rien ne pourra jamais briser. Il a été le premier Noir à passer professionnel, j’ai été le premier Noir à jouer en équipe d’Angleterre. Je suis fier d’être associé à un homme de cette envergure. L’histoire d’Arthur fait partie intégrante de la culture du football anglais. Elle mérite d’être mieux connue. »
Grâce à la fondation qui porte son nom, Arthur Wharton devrait bien vite retrouver sa juste place dans la longue fresque du football anglais. La cérémonie organisée la semaine dernière a permis au grand public de retrouver Cyrille Regis et Brendon Batson, deux grands noms des années 70 et 80. En outre, le plus vieux descendant de Wharton s’est vu présenter la statue commémorative qui sera inaugurée à Darlington cette année.
La FA a versé 20 000 livres pour la construction de ce mémorial. Selon Batson, il était bien temps de rendre justice à l’un des personnages les plus marquants de l’histoire du beau jeu : « Quand on connaît son histoire et qu’on sait ce qu’il a enduré, on ne peut qu’apprécier le geste de la FA. C’est bien de rendre hommage à ce gigantesque champion qui s’est distingué dans plusieurs disciplines. C’est de lui que tout est parti. Son voyage marque le début du voyage de tous les joueurs noirs dans ce pays ».
Si la lutte contre le racisme se poursuit encore aujourd’hui, il y a fort à parier que Wharton lui-même serait extrêmement fier de voir tout le chemin accompli par ses successeurs.
FIFA