La planète foot aura tourné pendant vingt-quatre heures autour d’un bon vieux péno, point d’orgue d’une semaine de quart de finales de Ligue des champions qui aura bouleversé les hiérarchies et les fans : celui accordé au milieu de terrain madrilène Lucas Vázquez à la toute fin des arrêts de jeu du Real-Juventus de Turin de mercredi, transformé par Cristiano Ronaldo, qui a mis un terme à l’un des plus grands retours de l’histoire européenne du foot.
Un péno et des polémiques à n’en plus finir, alors que tous les internautes et téléspectateurs de la planète ont disposé des images (sous plusieurs angles) en temps réel ou presque : dire que l’assistance vidéo est «objective» dans ce genre de situation relève plus ou moins de l’escroquerie intellectuelle, on se tue à le dire. Mais ce n’est pas tout ce que raconte le happening madrilène de mercredi. Loin s’en faut.
En effet, le foot est un objet ubique, qui prend une forme différente selon celui qui le regarde. Pour autant que l’on puisse en juger, puisque personne n’était à la place (et avec l’angle de vue) de l’arbitre anglais, Michael Oliver, sa décision de siffler penalty peut s’entendre : le défenseur turinois Mehdi Benatia camionne Vasquez par-derrière, il pose sa main sur le dos de l’Espagnol et exerce forcément une pression compte tenu de sa vitesse et de son engagement, on est bel et bien dans le champ d’interprétation appartenant à l’arbitre pour juger des décisions qui, faut-il le rappeler, ne sont ni noires, ni blanches, mais grises. Techniquement : Oliver peut siffler.
La deuxième lecture est complotiste, fruit d’un demi-siècle de compétition européenne qui aura vu le Real Madrid – et le FC Barcelone – servis plus souvent qu’à leur tour par les arbitres : la situation a une fois de plus été interprétée dans le sens des intérêts de la Maison blanche, un écho (entre autres) des trois buts hors-jeu (oui, trois) accordés à Cristiano Ronaldo en avril 2017 face au Bayern de Munich, toujours en quart de finale de Ligue des champions. Cette vision peut aussi s’entendre, du moins en partie : la Ligue des champions est un monde où les décisions arbitrales ne s’équilibrent pas.
Western
Troisième lecture : en sifflant penalty, Michael Oliver a créé les conditions d’une injustice sportive manifeste, tant la Juventus méritait, par son courage et son implication, sans même parler des qualités techniques des joueurs, de basculer Gareth Bale et compagnie dans le fossé. C’est cette rage-là qui a animé les Turinois après le match, Benatia parlant d’un «viol» quand le capitaine italien Gianluigi Buffon développait sa pensée : «Ce que je crois, c’est que pour être de grands acteurs au niveau européen, que l’on soit arbitre, joueur ou entraîneur, il faut avoir de la sensibilité et de la compétence pour comprendre l’importance de certains moments clefs sur le terrain. On allait réaliser quelque chose de fabuleux. Mais quand un homme [Oliver, donc] n’a pas cette sensibilité, il n’est pas digne de se trouver sur la pelouse. Il doit rester en tribune avec sa famille pour boire une bière et manger des frites.»
On ajoute que si l’arbitre n’avait pas sifflé, comme il aurait tout aussi bien pu décider de le faire, les deux équipes conservaient chacune leurs chances, puisqu’elles filaient en prolongation : il faut aussi comprendre les mots de Buffon à cette aune-là, la «sensibilité» dont il parle n’étant pas une vue de l’esprit, mais une composante essentielle de l’arbitrage de haut niveau, composante qui, soit dit en passant, a souvent manqué aux arbitres hexagonaux ces dernières années, ce qui explique en partie leur absence lors des grands tournois internationaux.
Quatrième lecture enfin : la vision cinématographique et purement émotionnelle d’un penalty opposant deux des cinq plus grands joueurs de leur époque, Cristiano Ronaldo et un Gianluigi Buffon qui manquera ce rendez-vous pour avoir été expulsé avant ce duel pour avoir protesté de façon trop véhémente. On en aurait rêvé, de ce face-à-face. Un penalty, c’est un western : l’immobilisme des deux acteurs avant la frappe, le fait qu’ils soient seuls au monde, le moment décisif impliquant tout le reste… On aurait presque entendu les volets qui claquent ou les dustbowl traversant la grand-rue avant l’exécution, dans une atmosphère à couper au couteau. Pour notre part, la frustration a été là. Après, à chacun de construire son propre match selon sa sensibilité – le complotisme, l’injustice sportive, etc. Cette pluralité est très précisément le génie profond du football.
Grégory Schneider