De retour en sélection après un an d’absence, Samuel Eto’o n’a pas fait de miracle: le Cameroun n’a pu se qualifier pour la prochaine coupe d’Afrique des Nations. L’Équipe Magazine a suivi le come-back de la star des Lions indomptables, incontournable malgré les critiques.
Le vieil homme s’approche de l’idole. Après quelques mots introductifs, il présente l’offrande, protégée par un simple plastique enroulé de scotch. La saynète aimante immédiatement les regards des clients présents, ce mardi soir 9 octobre, dans le salon du bar panoramique de l’hôtel Hilton de Yaoundé. Samuel Eto’o ouvre le mystérieux paquet. C’est une canne en bois,surplombée d’un petit pommeau sur lequel l’attaquant international camerounais, capitaine de la sélection, écrase sa paume droite. Il étrenne alors l’objet d’une démarche ostensiblement solennelle. Le symbole est là, Eto’o le sait et il en joue. Ce bâton respectable de patriarche sied au personnage (même s’il n’a que 31 ans), lui, le guide en quête d’éternelle reconnaissance, de retour parmi les siens.
Un retour théâtral et mis en scène, organisé au sommet de l’État, après une année de soubresauts en tous genres pour la star, la sélection camerounaise et les responsables de son football. Mais un retour sportivement raté, sanctionné par une sortie sans gloire. Malgré sa victoire in extremis face au Cap-Vert (2-1), dimanche dernier, le Cameroun, fessé 0-2 le 8 septembre lorsdu barrage aller à Praia, a été éliminé. Déjà perdu à la 71è place du classement Fifa (le plus mauvais rang de son histoire), le pays manquera donc une deuxième phase finale de CAN d’affilée. Un cruel croisement de courbes face aux surprenants Requins bleus du Lillois Ryan Mendes, qui participeront en Afrique du Sud, en janvier prochain, à la première Coupe d’Afrique des nations de leur histoire.
À la fin de la rencontre, Eto’o s’est présenté dans la salle de presse surchauffée et défraîchie du vieux stade Ahmadou-Ahidjo. Cela fait plusieurs semaines que le joueur de l’Anji Makhatchkala (Russie) dénonce ouvertement les dysfonctionnements et l’amateurisme des instances, Fédération camerounaise de football (Fecafoot) en tête. Évacuant en quelques mots la déception de l’élimination, il s’est rapidement lancé dans un énième appel à la reconstruction. « II faut que l’on réfléchisse, tous, c’est notre devoir en tant que citoyens camerounais, a t-il plaidé. Nous, les acteurs, il faut qu’on se retrouve, qu’on organise notre football. Là, on nous a appelés comme des kamikazes pour sauver la situation, mais on partait de l’impossible. Ce n’est pas comme cela qu’on peut avancer.»
Puis il est reparti vers la sortie dans le brouhaha et les bousculades habituels, assisté de son officier de sécurité personnel. Rigobert Song, l’ancien capitaine et actuel manager général, l’a accompagné dans le couloir du stade. Les deux hommes, aux caractères si différents, aux relations souvent compliquées, sont ressortis de l’enceinte bras dessus, bras dessous, papotant en langue bassa. En jouant, devant caméras et photographes, la scène de la réconciliation.
Côté coulisses, ce duo fut certainement le plus observé de la semaine. Entre le lundi (8 octobre) et le dimanche suivant, du début du stage à l’après match, « Rigo » et « Sami », totems successifs de la sélection depuis une quinzaine d’années, ont tout fait pour symboliser l’image, exigée en haut lieu, de l’unité retrouvée. Dès le mardi, ils avaient tenu à montrer leur rapprochement et, surtout, que cela se voie. Assis l’un à côté de l’autre et blaguant sur un banc, au bord du terrain, dès le premier entraînement. Discutant seuls debout sous l’orage, en fin de session, alors que tout le monde court s’abriter sous le tunnel des vestiaires… Sans cesse opposés, les deux hommes subissent invariablement l’historique de leurs relations tumultueuses, alimentées par d’inévitables palabres parasitaires. La situation a dégénéré après qu’Eto’o a été nommé capitaine à la place de Rigobert Song par l’ex-sélectionneur Paul Le Guen,à son arrivée, en juillet 2009, et confirmé au Mondial 2010, une aventure conclue par un fiasco mémorable (élimination au premier tour, zéro point en trois rencontres), sur fond de redoutables querelles internes. Brassard au bras, Eto’o a laissé une impression mitigée en Afrique du Sud. Le dépassement de fonction est parfois mal compris, surtout par ceux dont il contrarie les prérogatives et les ambitions. Dans le vestiaire, le torchon s’est enflammé entre Alexandre Song (neveu de Rigobert), actuel milieu de Barcelone et leader de la jeune génération, et Eto’o le volontariste, qui veut tout contrôler. Rigo, Samuel, Alex: les trois maillons grinçants ont fini par incarner les mauvais jeux d’ego qui plombaient l’ambiance de la tanière.
Du coup, il n’y a rien eu d’étonnant à les voir réunis, en audience particulière, lors de la visite de huit légendes de la sélection (dont Bell et Milla) au milieu du stage, dans un salon du Hilton. « Une des discussions avec les anciens s’est effectivement concentrée sur nous trois, ancienne, actuelle et future générations, raconte Rigobert Song. C’est vrai, Alex n’a pas le même rapport avec Samuel que moi. Il ne faut pas avoir honte de dire qu’il y a des problèmes mais il faut pouvoir les gérer. »
Song, retraité depuis août 2010, veut convaincre que les soucis se dissipent, sans nier les sensibilités divergentes.
« Depuis deux ans, il y a eu des malentendus. On a donc
essayé de mettre les ego de côté et il a fallu que le gouvernement nous rapproche pour qu’on se parle. Alors, on a beaucoup échangé. On se connaissait sans véritablement se connaître, en fait… Samuel dit les choses comme il les pense et moi, je prends mon temps pour bien comprendre ce qui se passe avant de m’exprimer. Mais il n’est pas dit que celui qui parle le plus fort et le plus vite a forcément raison! Le calme n’est pas un signe de faiblesse. Tout ce qui s’est passé nous a fait du tort. Les gens parlent trop « derrière » et n’importe comment, on ne positive pas, on vit dans un pays de manipulateurs. Il y avait un message à faire passer : ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord sur un point qu’on devient des ennemis. »
Difficile, pourtant, quand les mauvais résultats s’ajoutent aux rancœurs personnelles. Dans cette semaine de retrouvailles débridées, lors d’un débriefing vidéo du match perdu au Cap-Vert (0-2), chacun était invité par l’encadrement à livrer son opinion tactique sur les ratés du barrage aller, lors duquel Nkoulou était capitaine. Un échange indirect assez vif a encore concerné Eto’o (absent à Praia) et Alex Song, un des acteurs du naufrage… « Il y a eu des petites remarques, reconnaît Jean-Armel Kana-Biyik, le défenseur de Rennes. Le coach avait donné la parole à ceux qui voulaient la prendre. Cela n’a pas plu à certains de l’entendre mais Samuel a su calmer les choses.»
Il a su écouter aussi, attentif, mains croisées sur une joue, les encouragements des huit grands « anciens » lors de cette fameuse réunion du jeudi 11 octobre, à l’allure de catharsis. Devant Eto’o et les autres, il y avait Roger Milla, Joseph-Antoine Bell, Eugène Ekéké, Emmanuel Kundé, Thomas Libiih, Bonaventure Djonkep, Victor Ndip (tous présents au Mondial 1990 italien, où le Cameroun avait atteint les quarts de finale) et Théphile Abega (capitaine des vainqueurs de la CAN 1984). Sur un ton très cérémonieux, Milla a pris la parole en premier, abandonnant pour un temps la critique, pour assurer ces Lions malades du soutien de tous. Quand est venu le tour de Bell, il a retourné la séance. « Nous parlons tous de vous, mais vous, quelle question voulez-vous me poser? » a lancé l’ex-gardien. Modeste M’Bami a pris la parole, en demandant la clé pour sortir de ce moment difficile. En réponse, ce fut du grand « Jo » : « Le Cameroun n’est pas dans cette situation à cause de vous, a t-il répondu. Si vous en étiez responsables, je dirais que vous ne pourriez pas vous en sortir. Dans ma carrière, j’ai vu ceux qui étaient chargés de nous gérer tout faire pour nous diviser. J’ai vu ceux qui étaient chargés d’éduquer nos jeunes leur apprendre la mesquinerie et le tribalisme. N’acceptez pas ça. A 20 ans, on portait ensemble les cantines de l’équipe avec Roger. Encore aujourd’hui, il sait qu’il peut m’appeler la nuit, il me trouvera toujours. »
Cette cantine (aujourd’hui une glacière), c’est Eto’o qui l’a tirée sur le terrain lors du bizutage des six nouveaux de la sélection, où chacun était invité à hurler son nom et à entamer une brève danse au milieu des autres joueurs, en communiant avec les supporters. Les anciens étaient encore là, en rang, pour cet attachant moment collectif…
Eto’o l’humble serviteur, qui tire la cantine. Eto’o le passionné, citant naïvement Che Guevara (« Soyez réaliste : demandez l’impossible »). Eto’o le bienfaiteur, le patriote engagé, soucieux de l’avenir de la jeunesse africaine. Eto’o le sauveur autoproclamé, à qui Emmanuel Ambane, le préparateur psychologique des Lions, a dit les yeux dans les yeux: «Tu sais, Samuel, même Jésus-Christ lavait les pieds de ses disciples… »
Mais aussi Eto’o le maladroit, motivant ses troupes à la pause d’une opposition amicale puis replongeant dans la consultation de son smartphone, dos tourné, sitôt le dernier mot prononcé. Eto’o l’intouchable, casque sur les oreilles pendant l’entraînement, protégé par son garde du corps, raillé pour son splendide isolement. Eto’o l’extraterrestre, joueur le mieux payé au monde (20 millions d’euros par saison), parlant de lui à la troisième personne, sautant d’un pays à l’autre dans son jet privé. Eto’o l’hypercapitaine, se mêlant de tout, du choix de l’hôtel pour la sélection, de la composition de l’équipe, de la tonte de la pelouse, de ce qui est bon ou pas pour son pays et son football…
«Le problème d’Eto’o, c’est qu’il veut jouer le rôle de tous les autres acteurs.» Iya Mohammed, président de la fecafoot.
Cette volonté d’omnipotence a été raillée par le précédent sélectionneur, Denis Lavagne. Elle l’est aussi par Mohammed lya, le président de la Fédération camerounaise, panneau de tir favori de l’icône. « Nous sommes une cible facile car Eto’o n’ose pas parler de l’État, réplique-t-il. C’est un grand joueur, mais le fait d’être important ne le met pas au-dessus de l’équipe. C’est l’évidence même qu’il s’occupe de plein de choses. Son problème, c’est qu’il veut jouer le rôle de tous les autres acteurs. »
Dans cette lutte contre un système vicié, dans un pays malade de la corruption, les apprentis putschistes espèrent que cette élimination pourra paradoxalement jouer en leur faveur. Le vent tourne-t-il ? Mardi, Mohammed Iya, dans la nasse, était convoqué au siège du Conseil supérieur de l’État, pour s’expliquer sur la gestion opaque des contrats publicitaires dont bénéficie la sélection… !
ALBAN TRAQUET, L’ÉQUIPE MAGAZINE No 1579 du 20 OCTOBRE 2012