Aux lendemains d’une Coupe du monde calamiteuse, le Cameroun et la Côte d’Ivoire ont, comme bien d’autres, entamé un processus de restructuration de leurs équipes nationales. Avec comme principales mesures fortes, les changements intervenus au niveau de l’encadrement technique, le départ ou la mise à l’écart de certains joueurs emblématiques (Eto’o, Drogba) ainsi que la sélection pour la première fois de jeunes talents peu connus auparavant.
Une façon comme une autre de redonner espoir à un public longtemps désabusé par des échecs à répétition. Le peuple des supporters comme le grand public en général, piaffait d’impatience pour voir à l’œuvre la nouvelle cuvée des « heureux élus »,enfin de se faire une idée des bouleversements en cours et se risquer au besoin à établir la comparaison avec les mièvres performances d’un passé dont les séquelles n’ont pas totalement disparu. Voilà pourquoi le match du 10 septembre 2014 à Yaoundé, opposant les « Eléphants » ivoiriens aux « Lions indomptables » camerounais, était très attendu pour dessiner les premières tendances. Au-delà du résultat final, le « choc des titans» devait confirmer ou pas les signaux de la reconstruction, en dégageant clairement la position du leadership dans le « groupe de la mort. » la confrontation a tenu toutes ses promesses, avec un spectacle de bonne facture. Les Lions ont rassuré, mais sans totalement convaincre. Quant à la lourde défaite des « Eléphants » (1-4), qui ne reflète pas forcément la physionomie globale de la rencontre, elle a mis en lumière certaines failles du système-équipe. Occasion idoine pour jeter un regard croisé sur la trajectoire des deux formations depuis la fin du Mondial brésilien et surtout sur les efforts engagés en vue de restructuration qui a connu jusqu’ici des fortunes diverses.
A la veille de la troisième journée des éliminatoires de la CAN 2015, le Cameroun et la Côte d’Ivoire qui prétendent au leadership dans le même groupe qualificatif, se trouvent devant un challenge crucial : gagner ou diminuer leurs chances de qualification. Une victoire (ou deux) pour l’une des équipes la rapprocherait définitivement de la prochaine CAN, tandis qu’une défaite pour l’autre l’éloignerait davantage de la grande fête du football continental, alors même que la RDC en embuscade, n’a pas encore dit son dernier mot.
Autant dire que toutes les rencontres du 10 octobre 2014 seront suivies à la loupe pour évaluer les forces et faiblesses des uns et des autres. Lions indomptables et Eléphants. Voilà deux équipes que tout semble unir et séparer à la fois. Ayant compté pendant longtemps dans leurs effectifs des stars d’envergure mondiale comme Samuel Eto’o et Didier Drogba, le Cameroun et la Côte d’Ivoire sont ainsi apparus aux yeux des nombreux observateurs, comme des places fortes, sinon des porte-drapeaux du football africain. Partout dans le monde, ces joueurs emblématiques qui ont succédé à la lignée des Laurent Pokou et Roger Milla, ont été des symboles de l’émergence du football africain sur la scène mondiale. Au-delà des Patrick Mboma, Gérémi Njitap, Rigobert Song, Yaya Touré, Gervinho et autres fortes individualités qui ont composé leurs sélections nationales respectives, ces deux équipes nationales semblaient entretenir un certain duel sportif à distance qui a toujours rendu palpitante et indécise les rencontres disputées dans les différentes catégories. Qui ne se souvient pas de la retentissante victoire du 4 septembre 2005 à Abidjan (2-3) d’une équipe du Cameroun emmenée par un Achille Webo des grands jours, sur la Cote d’Ivoire ou plus récemment, des passions suscitées par le match du 10 septembre dernier au Stade omnisports de Yaoundé ? Quand on ajoute à cela cet autre « piment » historique qui veut que le Cameroun ait remporté sa toute première Coupe d’Afrique des nations en 1984 en terre ivoirienne, devant Félix Houphouët-Boigny en personne, on comprend vraiment que la trajectoire des deux sélections n’est pas si éloignée qu’on l’imagine.
Duel à distance
Quant au bilan des deux équipes, il est plus contrasté dans la durée, même si au niveau de la régularité en compétition (CAN), c’est l’égalité parfaite depuis l’année 2000. Depuis cette date, le Cameroun a été présent à trois reprises dans le dernier carré de la plus prestigieuse compétition africaine (2000, 2002 et 2008) : tout comme la Côte d’Ivoire en 2006, 2008 et 2012. La bonne tenue des « Eléphants » depuis 2006 est incontestable. Cette montée en puissance est due en partie au formidable talent de la fameuse « génération dorée » qui a porté, bon an mal an, leur équipe aux toutes premières loges de la hiérarchie continentale. La Côte d’Ivoire occupe ainsi le Top 10 de la hiérarchie continentale depuis une décennie. Dans l’avant dernier classement mondial Fifa publié mi-août 2014, les Ivoiriens figurent au deuxième rang africain. Mais cette position enviable peut contribuer à entretenir l’illusion dans la mesure où elle ne s’inscrit pas dans une dynamique évolutive en compétition mondiale (Coupe du monde, J.O). Même sur le plan africain, l’unique trophée remporté date de 1992. Difficile dans ces conditions, de revendiquer un leadership durable, voire d’effleurer le palmarès plus consistant du Cameroun. Bien que mal classé actuellement (8ème rang africain au mois d’août), les Lions ont plusieurs faits d’armes à brandir : quatre CAN, une médaille d’or olympique, une finale intercontinentale, des ballons d’or africains, etc…)
En revanche, les sélections camerounaise et ivoirienne partagent en commun l’impératif d’une refondation indispensable, voire incontournable. Au sortir du Mondial brésilien, elles présentaient toutes deux des effectifs vieillissants, des résultats catastrophiques, des remous au niveau administratif, etc. Autant de problèmes qui ont rendu indispensable l’adoption de mesures urgentes qui n’ont pas fait que des heureux. Une thérapie de choc s’est imposée dès lors qu’on s’est rendu compte que ces équipes étaient traversées ici et là des profondes lézardes illustrées en Coupe du monde par des querelles d’égos et des batailles homériques autour du paiement des primes.
Le poids des âges
Une radiographie des deux formations depuis Brésil 2014 prouve à suffisance que beaucoup de joueurs n’ont plus suffisamment de ressources physiques pour se donner à fond et apporter un plus en équipe nationale. Les chiffres sont lo pour le démontrer. Ainsi, près de 70 % des joueurs ivoiriens sélectionnés pour la Coupe du monde avaient une moyenne d’âge supérieure à 25 ans avec une bonne dizaine de trentenaires à l’instar de Didier Drogba, Arthur Boka, Cheikh Tioté, Bouba Barry, Yaya Touré, Kollo Touré, Salomon Kalou, Didier Zokora, Serey Dié. D’autres éléments comme Gervinho ou Max Gradel s’en approchent. Situation similaire pour l’équipe du Cameroun où 18 des joueurs emmenés au Brésil avaient une moyenne d’âge supérieure ou égale à 25 ans. Tous les compartiments étant concernés, avec l’omniprésence des trentenaires à la défense (Itandje, Assou-Ekotto, Bedimo, Chedjou, Nounkeu), au milieu de terrain (Makoun, Nguémo et bientôt Song) et en attaque (Eto’o, Wébo).
Loin de nous l’idée de laisser croire que la responsabilité des mauvais résultats repose entièrement sur les seuls « vieux » et que la jeunesse est forcément un critère d’excellence sportive. Toujours est-il qu’à l’aune des piètres performances à répétition, beaucoup d’observateurs sont arrivés à la conclusion que le maintien en place d’un effectif vieillissant n’était pas un gage de réussite pour l’avenir.
Quelle thérapie ?
La panoplie des mesures adoptées dans le cadre de la restructuration des équipes nationales est vaste, chaque pays y allant de sa méthode. Au Cameroun par exemple, une enquête prescrite par le Chef de l’Etat et placée sous la direction du Premier ministre, a soumis ses conclusions un mois plus tard à l’appréciation de la « Très haute hiérarchie ». Même si le contenu de l’enquête n’a pas été rendu public, on peut subodorer à travers les mesures fortes prises par la suite, le souci des pouvoirs publics de tourner la page noire du football camerounais des quinze dernières années. Première surprise : le sélectionneur Volker Finke, dont beaucoup, y compris des anciens Lions et légendes vivantes, réclamaient la tête en guise de trophée expiatoire, a été maintenu en place. Par contre, le reste du staff technique et médical a été profondément remanié. L’apport en sang neuf allant de pair avec la fraîcheur physique et l’instauration d’un nouvel état d’esprit, le technicien allemand va faire d’une pierre deux coups : mettre à l’écart quelques fortes têtes et miser sur une jeunesse plus enthousiaste et réceptive. Naturellement, des nouvelles figures sont apparues, notamment en attaque (Njié Clinton, Kwekeu, Aboubakar Vincent) et dans le compartiment défensif (Ondoua, Guihota, Oyongo, Kom), etc. Sur la liste des 25 joueurs convoqués pour les éliminatoires de la CAN 2015, à peine une dizaine était présente au Brésil. Dans le « onze » entrant face à la Côte d’Ivoire, seuls cinq étaient des titulaires indiscutables auparavant. C’est dire l’ampleur d’un changement dont beaucoup avaient redouté la soudaineté. Et pourtant, il s’avère payant pour l’instant. Longtemps abonnés aux défaites retentissantes et aux mauvais classements (dernière place occupée lors des coupes du monde de 2010 et 2014), les Lions indomptables ont retrouvé de leur superbe. Evoluant désormais comme un bloc-équipe, loin des égos surdimensionnés d’une autre époque, ils affichent une hargne, une volonté et une détermination sans précédent. La preuve, ils ont gagné les deux premiers matchs avec panache face à des adversaires coriaces. Malgré quelques lacunes affichées, la métamorphose en cours en équipe du Cameroun est incontestable. On ne peut pas expliquer autrement le fait qu’une sélection nationale qui a encaissé 9 buts en trois confrontations en coupe du monde, parvienne deux mois plus tard à en marquer six buts en deux matches, occupant seul le fauteuil de leader de son groupe qualificatif.
A quelques nuances près, la Côte d’Ivoire est elle-aussi engagé dans la dynamique de la reconstruction, mais en suivant une logique assez curieuse. Alors que chez les Lions, l’élan de refondation du football part de la base (joueurs, entraineurs) vers le sommet (Fédération), le chemin semble inverse chez les Eléphants où on semble continuer à chercher ailleurs, sauf en son sein, les causes des difficultés qui se posent en équipe nationale. Tous en chœur, les joueurs-cadres affirment la main sur le cœur, qu’il n’y a aucun souci entre coéquipiers, que tout est au beau fixe, malgré quelques attitudes et rumeurs qui prouveraient le contraire. A la Fédération, on affiche volontiers la sérénité. Pas de normalisation à l’ordre du jour, circulez, il n’y a rien à voir ! Et pourtant, quelques coups bas ne sont pas à exclure. Et comme pour se donner bonne conscience, il faut offrir l’agneau sacrificiel à un public avide de vengeance, l’entraîneur est souvent le bouc émissaire idéal. Sabri Lamouchi n’était peut-être pas un coach exemplaire, mais il ne résumait pas à lui tout seul, toutes les tares d’une équipe certes talentueuse, mais tiraillée entre vents contraires sur fond de conflit générationnel, de fierté exacerbée ou de solidarité factice.
Spectacle ou efficacité ?
Sur le papier en effet, les Eléphants de Côte d’Ivoire constituent une équipe expérimentée et redoutable. Avec des individualités de grande classe, un fond de jeu plaisant à regarder ou une possession de balle avantageuse. Malgré les départs des deux Didier (Drogba et Zokora), l’équipe possède encore des éléments de premier plan, pétris d’expériences. Sur le terrain pourtant, en dehors du « donner à voir », les pachydermes éburnéens se montrent moins décisifs au moment qu’il faut. L’exploit individuel, les coups de génie sporadiques, les « gris-gris » de Gervinho ou de Yaya Toure ne pouvant gommer les lézardes d’un bloc-équipe déconcentré qui cherche encore ses repères. Face au Cameroun, la Côte d’Ivoire a présenté un bagage technique supérieur, confirmée par une bonne possession de balle et des gestes techniques spectaculaires. Mais le football moderne peut-il se limiter à la conservation du ballon sans la mettre au fond ?
Cette question renvoie elle-même à une impression de gâchis après avoir vu évoluer ensemble des joueurs d’exception qui ne semblent pourtant pas maîtriser leur sujet, faisant à la fois preuve d’une stérilité offensive et d’une porosité défensive inquiétantes lors des deux premières sorties. On peut logiquement se demander pourquoi une équipe pétrie de talents, impressionnante sur le papier, ne parvient pas à s’imposer lors des compétitions au niveau africain et mondial. La fameuse « génération dorée » des Drogba, Kalou, Zokora, Touré, Gervinho, Eboue…, souvent classée parmi les favoris, n’a plus rien gagné de significatif, ni en CAN, ni en Coupe du monde. La situation actuelle des Eléphants pose la problématique de la reconstruction des équipes nationales africaines au-delà de la dimension sportive souvent mise en avant au détriment d’autres paramètres. Les mauvais résultats ne sont pas forcément liés au talent des joueurs, ni à l’expertise de l’entraineur, ni à l’efficacité de l’encadrement administratif. C’est le fruit d’une certaine osmose qui met souvent du temps pour prospérer. Certes, en Côte d’Ivoire comme ailleurs, la volonté de changement est manifeste. Plusieurs départs sont annoncés et des nouvelles figures font leur apparition. Mais tout est question de méthode. Chez les Eléphants, on semble privilégier le changement à doses homéopathiques. Sur le onze entrant face au Cameroun, huit étaient déjà présents en Coupe du monde et ne semblent pas prêts à céder la place. Peut-être est-ce une sage décision de l’entraineur de compter encore sur des éléments d’expérience. Au risque de s’installer à terme dans une routine préjudiciable à l’objectif recherché.
Révolution sportive ou mentale ?
Sans prescrire nécessairement un coup de pied dans la fourmilière, on peut néanmoins observer qu’une option de la refondation véritable doit s’opérer sans état d’âme, en s’appuyant sur des mesures fortes susceptibles de frapper les esprits et créer l’électrochoc. Le Cameroun est en train de le faire, même si la copie reste à revoir avec des réajustements indispensables en milieu de terrain et en défense latérale. En revanche, en Côte d’Ivoire, le chantier semble plus vaste surtout que beaucoup d’intouchables font la résistance. En dehors de Drogba et Zokora, les actes de démission sont rares. Tous les noms emblématiques, tous les joueurs-vedettes dont certains dépassent la trentaine, ont été maintenus ou espèrent encore être appelés pout les prochaines sorties. Et pourtant, l’heure presse. L’équipe a risqué le naufrage à domicile face à la Sierra-Leone avant le sombrer corps et biens à Yaoundé. La preuve est ainsi faite que la Côte d’Ivoire a des joueurs de grande classe, des éléments de valeur, mais manque cruellement une véritable équipe compétitive. Certes, on n’attribuera pas aux « anciens » tous les maux de la terre. Toujours est-il que l’équipe ivoirienne, dans ses compartiments clés est vieillissante et mérite visiblement un coup de jeune. Malgré toute la bonne volonté du monde, un joueur trentenaire ne peut plus avoir ses jambes de vingt ans. Plus grave, certains de ces joueurs-vedettes n’ont jamais été décisifs quand il le fallait. Au lieu de se mettre au service du collectif, certains éléments-clé semblent jouer sur le registre de la carte personnelle, sur fond d’exploits individuels, de jeu spectaculaire, mais sans grande efficacité en termes de buts marqués et de victoires remportées. Malgré une solidarité de façade, l’égocentrisme et le vedettariat sont encore présents.
La leçon des choses c’est qu’il y a, côté camerounais, un bloc-équipe en devenir, certes peu expérimenté mais bourré de bonne volonté et animé par la rage de vaincre alors que de l’autre, une constellation de stars continue à cultiver le mythe d’une supériorité révolue. La dynamique de reconstruction est plus visible et produit des effets chez les Lions alors que les Eléphants semblent encore assoupis dans une étonnante suffisance. Il n’y a pas toutefois lieu de s’apitoyer ou de s’enflammer outre mesure. L’équipe du Cameroun en construction a encore beaucoup du chemin à faire. Ayant affiché ses nouvelles ambitions, elle est désormais attendue au tournant par des adversaires avertis. Le plus dur commence donc pour Stéphane Mbia et ses coéquipiers qui doivent saisir la distance qui les sépare du prochain match contre la Sierra Leone pour corriger des nombreuses lacunes dans la gestion des espaces et la rigueur défensive au niveau latéral. En revanche, on a l’impression que la Côte d’Ivoire a déclenché une révolution inachevée. L’équipe des Eléphants semble encore assise sur des fausses certitudes qui la confortent dans un leadership africain illusoire. Il faut pourtant descendre de son petit nuage pour se rendre à l’évidence. Aussi impressionnant fût-elle, une constellation de stars du ballon rond ne forme pas nécessairement une équipe conquérante et performante, en l’absence d’une synergie totale. Comment faire dès lors pour se dégager définitivement de l’ancien syndrome de suffisance qui a longtemps plombé le jeu et les résultats des Lions indomptables du Cameroun ? Certes, en matière de reconstruction, les Lions n’ont aucune leçon à donner, tant sont nombreuses les insuffisances à combler, même s’ils restent sur une dynamique prometteuse. Pour rester positif, il n’y a pas encore le feu à la maison ivoirienne et rien ne dit que les Eléphants ne pourront pas se qualifier en remportant tous les prochains matchs. Mais pour en arriver là, il faut opérer une double révolte sur le plan sportif et mental.
Jean Marie NZEKOUE
– Journaliste de formation, Editorialiste, chroniqueur sportif, écrivain. Auteur , entre autres, de : « Afrique, faux débats et vrais défis » (L’Harmattan, 2008) ; « L’aventure mondiale du football africain » (L’Harmattan, 2010)