Inquiétudes et incertitudes à l’horizon ! Les chantiers de la CAN féminine 2016 prévus pour être livrés au plus tard dans huit mois, n’ont presque pas démarré ou traînent encore le pas. Architecte hors échelle et président de l’Ordre national des urbanistes du Cameroun, Pr Théophile Yimgaing Moyo jette un regard froid sur la situation des chantiers non livrés et propose des issues de sortie de crise.
Un expert de la Caf séjourne depuis quatre jours au Cameroun en vue d’inspecter et d’apprécier l’état d’avancement des chantiers d’infrastructures devant abriter la Can féminine 2016. Le stade de Limbé qui est l’un de ses pôles d’attraction souffre encore du non aménagement des voies d’accès en raison de nombreux dysfonctionnements observés dans le circuit de passation des marchés publics aux entreprises agrées. En tant qu’architecte, comment percevez-vous cette situation ?
C’est une situation facile à analyser. Vous savez, le système des marchés publics au Cameroun est suffisamment bizarre, si je puis me permettre. Ces marchés ont été attribués depuis longtemps puisque ce n’est pas hier qu’on sait que le Cameroun va abriter la CAN féminine en 2016. Je ne peux donc pas comprendre pourquoi jusqu’à ce jour aucun marché, avec des délais contractuels fixés à l’avance, n’ait encore été livré. Toutefois, il peut y avoir deux problèmes : d’abord celui du financement parce que très souvent, les entreprises sont prêtes, descendent sur le chantier mais n’ont pas les moyens d’exécuter les marchés, à moins qu’elles puissent préfinancer les travaux ou encore qu’elles reçoivent une avance démarrage. Cette dernière option n’est pas aisée car la procédure est très longue. Mais quand il s’agit d’un projet, une situation urgente comme la CAN, les pouvoirs publics doivent prendre des précautions pour ne pas être en retard. Et là manifestement, au regard de ce que nous observons, sauf miracle, nous serons en retard. Le stade de Limbé présente plusieurs problèmes : le non-respect des délais consécutif au financement qui fait certainement défaut ; j’en suis plus que convaincu. Il y’a également le problème de la capacité des entreprises en charge de réaliser des travaux puisque nous ne comprenons pas comment on en est encore à parler d’aménagement des voies d’accès alors que le premier match test qui oppose le Cameroun à l’Afrique du Sud aura lieu dans moins de deux mois (mars 2016 Ndlr). Même s’il fallait engager ce chantier aujourd’hui en mettant des bouchées doubles, je doute que les travaux soient bouclés avant le jour-j. Je me dis qu’il y’a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette histoire. Je ne sais pas pourquoi les pouvoirs publics n’ont pas été suffisamment vigilants pour en tirer les leçons plus tôt. Un marché a plusieurs intervenants : la maîtrise d’ouvrage qui est l’Etat dans le cas précis, la maîtrise d’œuvre qui concerne l’entreprise qui réalise les schémas, les plans et enfin l’entreprise. Qui a été défaillant dans toute la chaîne ? Allez donc savoir.
Vous parlez de défaillance alors que le ministre des Sports qui a effectué une descente à Limbé il y’a deux semaines, fustigeait l’attitude de certains bureaux d’études et autres entreprises chargés de cet ouvrage. Est-ce une fuite en avant du gouvernement ou la compétence de ces entreprises qui doit être remise en cause ?
Je pense que le ministre des Sports est en droit de fustiger la maîtrise d’œuvre ; il a peut-être raison de piquer une colère. Mais, la situation reste lancinante. Il ne suffit pas de se fâcher. Il faut prendre des mesures pour que le chantier soit livré dans les délais. Si l’Etat en a après les concepteurs du projet, ça veut dire que les études n’ont pas été achevées ou simplement ont été mal menées. C’est ce qui risque d’arriver à l’autoroute Yaoundé-Nsimalen. Vous voyez bien que les travaux ont démarré alors que les études ne sont pas achevées. C’est vous dire qu’on est dans un système de gouvernance qu’il faut revoir complètement. Nous ne pouvons pas continuer la navigation à vue. Je pense qu’on arrive à un point où le Chef d’Etat doit absolument réagir.
Parmi les griefs portés contre ce projet, il y’a la localisation. Beaucoup pensent que c’est un bijou qu’on est allé « jeter » en pleine forêt alors que l’aménagement des voies d’accès, des parkings et autres reste un serpent de mer. N’était-il pas judicieux de construire ce stade à proximité du centre ville de Limbé ?
Vous savez, quand on décide de construire un nouveau stade à la dimension de celui de Nguémé, le centre urbain n’est pas toujours l’endroit le mieux indiqué. Et puis même, la construction de ce stade n’a pas été envisagé parce qu’il y’avait forcément besoin d’abriter la CAN féminine. On s’est dit que la ville avait besoin d’une infrastructure sportive et on a décidé de le construire là. Il fallait simplement construire les routes et les voies d’accès. On ne l’a pas fait. Mais, sans doute pour des raisons de prestige, on est allé poser notre candidature pour la CAN2016. Nous y sommes et le constat est là, implacable. Si c’est ainsi pour la CAN2016, qu’en sera-t-il pour la CAN masculine 2019 ? Compte tenu des exigences au niveau des normes et même sur le plan sportif, je crains que même pour ce rendez-vous, nous ne soyons prêts.
Parlons maintenant des infrastructures hôtelières. Le Cameroun a-t-il les hôtels aux normes internationales ?
Vous touchez là, un problème crucial parce que le tableau des hôtels dans notre pays est suffisamment désastreux. Imaginez vous qu’il faut remettre tous les hôtels de notre pays aux normes. Au Cameroun, nous avons moins de 5 hôtels qui puissent être classés aux normes internationales. Personne n’en est choqué. Vous rentrez dans un hôtel où il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas d’eau de forage, pas de groupe électrogène conséquent. Il y’a des seaux d’eaux pour prendre son bain ; mais on réussit quand même à les classer 3 ou 4 étoiles. Plus grave, on nous parle de nouveaux hôtels qui restent hélas, au stade des projets. Nous n’avons que deux ans et demi soit environ 28 mois. Le drame c’est que pour certains hôtels, les études ne sont pas encore bouclées et les travaux pas encore engagées. Et le temps devient extrêmement court pour bâtir un hôtel de 100 à 200 chambres. Construire un hôtel en moins de 28 mois, c’est impossible. Pour illustrer ce que je dis, dites-moi où nous en sommes avec la construction de l’hôtel du Comice agropastoral à Ebolowa qu’on avait promis au Chef de l’Etat pour l’ouverture de cet événement. Cinq ans après sa tenue, le chantier n’est toujours pas livré.
Est-ce que le Cameroun n’a pas eu tort de se précipiter pour demander l’organisation d’une Can alors qu’elle n’est pas prête ?
Vous savez, lorsqu’on organise un événement pour des raisons de prestige, cela engage le volet politique puisqu’il s’agit du rayonnement d’une nation sur le plan international. Je pense qu’on aurait du revoir le problème dans son ensemble. Obtenir l’organisation d’une CAN est une très bonne chose mais la réussir sur le plan de l’organisation, reste un sérieux challenge. Vous pouvez perdre une CAN sur le plan de la compétition mais si vous la perdez sur le plan de l’organisation, le prestige s’envole en fumée. Les Lions indomptables ont un si grand rayonnement au niveau international qu’il est toujours judicieux de bien se préparer à l’avance. C’est ce que nous n’avons pas compris.
Faut-il donc conclure que le Cameroun s’achemine vers une CAN dont l’organisation va lui être retirée faute de préparation ?
En tant que camerounais, je ne le souhaite pas, mais que voulez-vous ? Ce n’est pas moi qui décide. Il faut analyser les choses froidement et en tirer les conclusions. Pour le cas précis, nous ne sommes pas prêts. La suite, vous pouvez la deviner.
Tout est donc perdu d’avance ?
Si le Cameroun peut copier ce qui se fait dans les autres pays, ce serait une bonne chose ; c’est-à-dire travailler 24h/24, de jour comme de nuit. Il suffit d’avoir de l’énergie, des engins et du personnel. Si derrière tout ça il y’a de la volonté, je crois que nous pouvons encore espérer de respecter les délais. On l’a vu dans les villes de Paris et dans d’autres grandes métropoles dans le monde. Mais avant toutes choses, il faut une volonté politique pour frapper du poing sur la table.
Quid du stade Ahmadou Ahidjo où sont engagés les travaux de réhabilitation et de rénovation ?
Le stade Ahmadou Ahidjo est un vieux stade c’est vrai, mais il a été construite selon les normes internationales. Sinon aucun match international ne devrait se jouer dans cette enceinte. Les travaux de rénovation au-delà de lui donner un nouveau visage, vont juste boucler une ou deux choses qui ne sont pas si graves que celui de Limbé. D’ailleurs, s’il fallait que je trouve une alternative pour pallier le problème du stade de Limbé qui est un véritable casse-tête au regard des délais qui sont très courts, je proposerais que les matchs de la CAN féminine se jouent au stade Ahmadou Ahidjo de Yaoundé et au stade de la Réunification de Douala où on peut engager rapidement des travaux de réfection avant le jour-j. Si en 2019, on n’est toujours pas prêt, on fera avec ce qu’on a sous la main. C’est regrettable de courir après le temps.
Est-ce que le problème de la construction et de la livraison des infrastructures sportives n’est pas finalement le mal camerounais ?
C’est un problème de mal gouvernance tout simplement. Vous savez, ici au Cameroun, on fait n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment et ça ne cause de mal à personne. Parlons de l’accès au stade Ahmadou Ahidjo. Observez tout le désagrément que ça cause aux populations lorsqu’il y’a un match des Lions indomptables. C’est inadmissible. Ça fait pourtant plus de 20 ans que je hurle ; je montre l’urgence de construire un métro urbain. Les rails sont là partant du Nord au Sud ; les locomotives sont là et vous avez tous les wagons. Notre métro est construit à 60%. L’Ethiopie qui n’avait rien au départ, vient en quelques années seulement, de construire son métro. Imaginez la foule qu’il y’aura à Yaoundé pendant les matchs de CAN. Si en temps normal, on n’arrive pas à circuler en ville, que va-t-il se passer lorsqu’il y aura cet événement ? Le stade Ahmadou Ahidjo a une capacité d’au minimum 60 000 personnes. C’est-à-dire que tout le quartier Mfandena sera noir de monde et comme toujours on va bloquer les routes. Toutes choses qui vont créer un autre gros problème difficile à gérer.
Abriter une CAN dans un contexte marqué par la menace sans cesse croissante de la secte islamiste Boko Haram, ça donne des sueurs froides n’est-ce pas ?
Je ne vous le fais pas dire. Loin de vouloir affoler les amoureux de football, il est juste question de garder cette pensée en esprit. Il faut que les pouvoirs publics commencent à réfléchir sur les mesures sécuritaires avant la CAN parce que en novembre, il y’aura du monde dans nos villes, une forte concentration de personnes venues même de l’étranger. S’il faut attendre le Jour-j pour se rendre compte qu’on est dans un Etat de guerre, il se fera très tard. C’est donc le lieu d’y penser profondément.
Entretien avec Christou DOUBENA