Menaces de ne pas rejoindre le Brésil, lettre ouverte de Samuel Eto’o le jour du premier match face au Mexique, altercation violente entre deux joueurs, sélectionneur fantomatique… Avec ses scandales à répétition, les Lions indomptables ont carrément réussi à gommer ce qu’ils étaient vingt-quatre ans plus tôt: des magiciens. Plongée au cœur du Titanic africain, qui n’est pas sorti des poules depuis le Mondial 1990.
De si vieilles histoires de primes
En 1990, Joseph-Antoine Bell, alors gardien des Girondins de Bordeaux, met le feu à quelques jours de l’ouverture du Mondial, déjà pour une histoire de primes. Après avoir essayé de monter un mouvement de grève pendant la préparation, il dessoude ses dirigeants et certains de ses coéquipiers dans les médias, et se retrouve écarté la veille du match d’ouverture du Mondial, face aux champions du monde en titre argentins.
La vieille gloire Thomas Nkono retrouve les cages, et il fera une Coupe du monde si aboutie que Gianluigi Buffon, alors ado, le prendra pour modèle.
En 2013, ce Mondial italien est revenu à la une des journaux camerounais. Quatre encadrants de la sélection 1990, Michel Kaham, Jules Nyongha, Manga Onguené et le Dr Michel Motaze (médecin de la sélection pendant très très longtemps), campent devant le ministère des Sports et de l’Education, réclamant des sommes qui leur seraient dues depuis l’époque…
Une logique de clans
La sélection camerounaise est traversée par différents courants. Depuis 2010, par exemple, le clan Samuel Eto’o est en froid avec le clan du milieu du FC Barcelone Alexandre Song. Certains piliers du groupe, comme Nicolas Nkoulou, essaient de ne pas être embrigadés et font le pont entre tous. Pour le reste, ça balance un max sur les collègues du clan adverse.
«Ce sont des conflits de cour de récréation, ils se montent les uns contre les autres, explique l’ancien sélectionneur Denis Lavagne (2011-2012). La plupart des joueurs ne sont pas assez matures pour prendre du recul.»
Chaque clan essaie d’influer sur la composition d’équipe. Prenons Pierre Webo, le protégé d’Eto’o. Préféré à Vincent Aboubakar, le buteur lorientais, lors du barrage aller face à la Tunisie, en octobre dernier, il loupe une incroyable occasion. Samuel Eto’o monte immédiatement au créneau:
«On tire sur Webo parce que c’est l’ami de Samuel Eto’o (…) Il est l’attaquant camerounais le plus prolifique ces derniers mois, ce qu’il veut dire qu’il mérite sa place, et même plus que Samuel Eto’o.»
Des sélectionneurs dépassés
Le très peu charismatique Volker Finke, parfait inconnu avant sa nomination, n’a pas réussi là où Paul Le Guen, Javier Clemente et tant d’autres ont échoué avant lui. «Il est simple de cibler le coach, mais ce sont globalement les mêmes joueurs et le même capitaine en 2010 comme en 2014, deux naufrages absolus», rétorque Lavagne.
N’empêche, certains choix de Finke interpellent, notamment les passe-droits accordés au latéral gauche Benoît Assou-Ekotto, arrivé en retard au stage de préparation. Pourquoi tolérer cet écart, puis le titulariser pour les deux premières rencontres du Mondial, alors qu’il a Henri Bedimo en stock, un très bon joueur à la mentalité intéressante? «C’est un copain d’Eto’o, mais il n’a pas non plus des appuis politiques de folie… Je ne me l’explique pas», confie un suiveur de la sélection.
«Ce sont les accords de Yalta, comme j’appelle ça, explique un habitué. Au lieu de régler les problèmes, on offre une unité de façade, publiquement.»
Historiquement, ça ressemble plutôt à la dissuasion nucléaire entre les blocs, fondée sur la peur et l’hypocrisie. Les résultats sont terribles. Assou-Ekotto, déjà réputé pour sa vision particulière du métier (…) s’en prendra vivement à son coéquipier Benjamin Moukadjo sur et en dehors du terrain, vendredi dernier lors de la dégelée récoltée face à la Croatie (4-0), et ce malgré l’intervention de Samuel Eto’o à l’entrée du tunnel.
Samuel Eto’o, le mauvais génie
Il est incontestablement le plus grand joueur de l’histoire du Cameroun, et sans doute du continent africain. «Un très très grand, même s’il a pris de l’âge aujourd’hui. Mourinho n’est sans doute pas loin de la vérité», ironise Lavagne, en référence à la sortie du Portugais sur l’âge CFA d’Eto’o.
Avant de devenir la diva qu’on connaît, Eto’o a d’abord été un petit jeune attentif et impliqué, au Mondial 1998. Il dispute quelques minutes, en qualité de plus jeune joueur du tournoi. En 2002, il est encore à l’écoute des grands frères Marc-Vivien Foe, Patrick Mboma et Rigobert Song. Le Cameroun possède une formation moins forte et talentueuse qu’aujourd’hui, potentiellement s’entend, mais beaucoup plus soudée. Puis Eto’o va briller en club, et préempter la sélection.
«En 1998, il était en phase de prébizutage, expliquait ainsi l’offensif Mboma dans l’Equipe avant Cameroun-Mexique. En 2000, il commençait déjà à ouvrir sa bouche. Un jour, il a dit: “Je vais vous mettre trois buts si je joue!” Il avait un culot et une confiance en lui incroyables. Au final, il en a marqué quatre. Il est passé par quatre étapes: le jeune, le bon lieutenant, celui qui pousse les leaders dehors et, maintenant, il devient à la limite étouffant car il veut tout contrôler, jusqu’à la vie des uns et des autres.»
Et en 2018, sera-t-il entraîneur-joueur? Lavagne, dans un soupir:
«En 2012, j’annonce que je lui enlève le brassard de capitaine. Une semaine après, je suis viré. Il a une immense influence.»
Pendant la préparation, il part se faire soigner à Barcelone, joue malgré les douleurs et finalement se pète pendant la compétition.
Le plus problématique est sans doute ailleurs. Eto’o a fortement marqué ses héritiers, à commencer par Alexandre Song. Aucun n’a ses qualités, mais beaucoup possèdent déjà son égo surdimensionné. Ou son goût pour les phrases péremptoires et WTF, à l’image du milieu défensif Stéphane Mbia:
«Après mes matchs, je ne lis pas les journaux, je reste dans mon jacuzzi.»
Richissime, footballeur le mieux payé du monde lors de son embauche à l’Anzhi Makhachkala en 2012, en Eto’o est un exemple de réussite dans tout le Cameroun, il souhaite même lancer des académies dans plusieurs autres pays. Son attitude obscurcit son message pour les jeunes générations.
Les circonstances atténuantes du Fils de Dieu
Samuel Eto’o fils, «de Dieu», comme disent ceux qui le raillent, s’est engouffré dans les brèches d’un système. Il profite de dirigeants friables. Il est sorti victorieux de la bataille des primes, qui s’est étalée pendant les trois semaines précédant le Mondial. La presse camerounaise a évoqué le chiffre de 182.000 euros par joueur, fustigeant le «mercantilisme» des sélectionnés. Eto’o a mené le combat face à sa fédération.
Avant sa lettre ouverte absolument sidérante, où il se décrit comme le Sauveur du monde, il avait eu une argumentation plus juste:
«Notre préoccupation concerne la manière dont les dirigeants de la Fécafoot gèrent les ressources financières de notre football. Plus de 90% des fonds récoltés par notre Fédération sont générés par les Lions Indomptables. Ces fonds sont censés être utilisés par pour le développement de notre football et pour récompenser les joueurs qui fournissent les performances sur le terrain. Malheureusement, nous n’avons aucune visibilité sur la destination de ces ressources qui sont utilisées par ces dirigeants à leur guise.»
Un joueur présent dans le squad au Brésil va plus loin:
«Si l’argent de la Fifa, de Puma ou des sponsors locaux allait financer la formation des jeunes, la section féminine, les amateurs, qui représentent 80% de notre football, et les semis pros (Elite 1 & 2), ok. Mais regardez ce qu’ils ont fait récemment: ils ont lancé la construction d’un nouveau siège pharaonique de la Fécafoot…»
Denis Lavagne, qui a d’abord mené le Coton Sport FC à la finale de la Ligue des champions africaine avant de diriger les Lions, plaide pour Eto’o sur ce point précis:
«Tout le monde veut manger sur la sélection, à commencer par les ministres et les anciennes gloires du football camerounais. J’étais prévenu de la corruption en vigueur, mais à ce point…»
Pour lui, Eto’o maîtrise parfaitement le contexte:
«C’est le pompier pyromane. Sur la dernière histoire des primes, il accuse la nouvelle direction de la Fédération… Alors qu’il a tout fait pour renverser celle de Mohamed Iya l’année précédente.»
Un Mohamed Iya aujourd’hui emprisonné pour détournements de fonds, pour le plus grand bonheur de ses rivaux politiques.
Un entourage destructeur
Un fonctionnaire du ministère des Sports tient à le préciser:
«Tous les parasites qui accompagnent Eto’o sont nuisibles, aussi bien à la sélection qu’à Samuel lui-même. Ils l’enferment dans une paranoïa terrible et ne lui rendent pas service.»
L’ancien milieu Achille Emana, loin d’être le meilleur ami d’Eto’o, le défendait récemment dans l’Equipe:
«Il est très généreux, mais il est mal entouré. Certains veulent profiter de lui.»
On retrouve ici un problème classique. «Financièrement, je veux mettre ma famille, et elle est grande, dans les meilleures conditions et gagner de l’argent en fonction de mes mérites», nous confiait Stéphane Mbia lors de son passage à l’OM (2009-2012), à une époque où il négociait une revalorisation salariale tous les six mois. Avec sa gouaille habituelle, Mbia ajoutait même découvrir «un nouveau cousin dans le besoin chaque année». Et ce n’est pas loin de la réalité.
La chape de plomb
Les problèmes de fond du Cameroun sont noyés sous le silence, ou sous les cris d’orfraie des têtes de gondole du passé. Roger Milla enchaîne les coups de gueule, Joseph-Antoine Bell aussi, et on n’en finit pas de refaire les sales histoires du passé, notamment celle de 1990 précédemment évoquée. La presse locale se délecte de ces polémiques, souvent à la solde de telle ou telle paroisse.
Rien ne change concrètement, les bureaucrates succèdent aux bureaucrates et les retraites internationales de Samuel Eto’o fils ne durent que quelques jours.
Les sans-grades de l’équipe la bouclent, les cadres répondent à côté des questions. Ces dernières années, on a essayé de parler de la sélection avec Aurélien Chedjou, Stéphane Mbia ou Nicolas Nkoulou. Ce fut un grand exercice de circonvolutions. On se regarde les yeux dans les yeux, genre «You know I know», mais l’ampleur du chantier est à peine exploré. «Ils ne peuvent pas parler, défend Lavagne. Moi, je ne retournerai pas au Cameroun, mais pour eux, il y a trop d’enjeux.» A ce rythme, on se retrouve dans quatre ans pour une élimination au premier tour.
Mathieu Grégoire