L’image restera surréaliste. Peut-être pas aux yeux de la postérité, mais dans la mémoire collective de ceux qui l’ont enregistrée. Joseph Blatter, président suisse de la FIFA (Fédération internationale de football association) depuis quatre ans, triomphalement réélu hier à Séoul, qui harangue la foule et martèle, dans le plus pur style d’un tribun populiste: «L’unité du football est retrouvée, la famille est à nouveau réunie!
Que tout le monde se lève et se donne la main pour célébrer l’événement!» D’un élan unanime, 202 délégués, leurs conjointes et autres accompagnants ont obéi au «grand leader», donnant ce spectacle à peine croyable d’une institution déchirée par les rivalités internes, minée par les scandales, qui prétendrait effacer l’ardoise d’un coup de vote magique. Puis, trônant sur l’estrade, Joseph Blatter, sourire radieux et regard humide de circonstance, reçut individuellement l’acte d’allégeance des délégués: embrassades, accolades, tapes mâles et fraternelles sur l’épaule… Jusqu’à son rival archibattu, le Camerounais Issa Hayatou, qui se couche devant le suzerain, le félicite chaudement et se met «à sa disposition afin de servir la FIFA».
Voici donc un homme accusé, preuves et/ou présomptions légitimes à l’appui, de corruption, gestion déloyale, abus de pouvoir, trafic d’influence, un homme sur lequel pèse une plainte pénale pour usage abusif de fonds, signée et déposée par onze membres (sur 23) de son propre comité exécutif auprès d’un tribunal zurichois – une peine passible de 5 ans de prison – porté aux nues par ses pairs. Blatter qui, force est de le reconnaître, a magistralement noyauté ce congrès coréen (Le Temps du 29 mai), et n’a même pas eu besoin de livrer une bataille électorale sérieuse pour conserver son sceptre. Sur 195 bulletins valables – 197 délivrés et rentrés, dont 2 nuls – il en a récolté 139, soit 9 de plus que la majorité qualifiée des deux tiers requise au premier tour, son adversaire africain se contentant de 56 maigres voix. Davantage qu’une élection, un plébiscite.
Dans le contexte actuel de suspicion galopante, le Haut-Valaisan a fait mieux qu’en 1998 à Paris, où, en tête du premier tour sans avoir atteint le Graal, avec 121 suffrages contre 80 à son ennemi de toujours, le patron suédois de l’Union européenne de foot (UEFA), Lennart Johansson, il avait vu son challenger déclarer forfait au milieu de la bagarre.
Dès lors, chacun se demandera: pourquoi un tel résultat? La réponse, limpide, a été fournie par le futur ex-secrétaire général de la FIFA, Michel Zen-Ruffinen, celui qui avait mis le brûlot à flot en dénonçant le «système Blatter» via un rapport accablant: «Il est désormais établi que les délégués des associations nationales ne s’intéressent absolument pas à ce qui se trame à l’intérieur de l’organisation, mais uniquement aux versements réguliers des montants qu’elle leur doit. Les électeurs n’ont pas voulu prendre le risque de perdre ce qu’ils reçoivent, peu importent les intérêts et la viabilité de la FIFA.» Quand on aura ajouté qu’un membre ordinaire touche 300 dollars d’indemnité quotidienne pendant la Coupe du monde (quatre semaines et demie de compétition), tous frais payés, plus 450 dollars pour les trois jours de session plénière, on aura fait le tour de la vraie question. Et encore doit-on à la vérité de préciser que les épouses qui désirent assister leurs maris sont, elles aussi, gracieusement invitées et défrayées. A l’évidence, moins d’un tiers de l’auguste assemblée a estimé que de tels privilèges passaient au second plan. Hormis ces réalités très terre à terre, un autre facteur déterminant, politique celui-ci, a favorisé le sacre de Blatter: il n’avait simplement pas d’adversaire à sa mesure. Car qui est Issa Hayatou?
D’abord un Africain. Origine qui suffit – hélas – à lui attirer les inimitiés des Européens et Latino-Américains, lesquels ont tendance à se considérer comme les gardiens du temple footballistique. Ensuite, un Africain peu aimé sur son continent, où on lui colle l’étiquette de carriériste indécrottable: né de sang royal, président de l’Association camerounaise à 26 ans, puis de la Confédération africaine (CAF) dès 1988, vice-président de la FIFA, membre du Comité international olympique, ascension linéaire pendant que ses deux frères gravitent autour du gouvernement de leur pays, en voilà assez pour que le tiers-monde choisisse de ne pas lui accorder sa confiance. De surcroît, Hayatou s’est lancé dans la course dépourvu de véritable programme novateur. Dans les coulisses séouliennes, certains de ses congénères qualifiaient son bilan de «nul et dictatorial» à la direction de la CAF. A part sa volonté d’instaurer la «transparence», slogan commode mais aux contours vagues, il a commis l’erreur de psalmodier la nécessité d’économies, notamment en réduisant la fréquence des congrès à un rythme biennal au lieu d’annuel. Quatre cent cinquante dollars de perdus pour chaque délégué… on en revient à la case départ.
Hayatou a eu beau s’entourer de deux conseillers spécialisés en relations publiques (Patrick Amory) et en médias (Pierre Sled, de France Télévision), ces derniers n’ont réussi qu’à prôner la stratégie de l’ectoplasme – pendant que Blatter rayonnait sous les projecteurs – et à lui mitonner un discours électoral d’une platitude affligeante. Difficile de paraître plus diaphane lorsqu’on se présente contre une «bête de scène».
A propos de chiffres, il faut également relever que, hier encore, David Will, le président écossais de la commission d’audit interne muselée le 11 avril sur ordre de Sepp Blatter, a répété devant le plénum que les comptes 1999/2001 avaient été «enjolivés»; que les réserves de la FIFA se situent à moins 536 millions de francs, dès lors qu’on ne saurait inscrire parmi les actifs les 690 millions déjà «empruntés» sur les recettes supputées du Mondial 2006; que les trois prochains exercices annuels allaient se solder par des déficits importants, renégociation des droits TV à la baisse et dette cumulée en guise d’explication plausible, rien n’y fit. Pas davantage que les divers «paiements sans autorisation et en dehors de tout contrôle» dénoncés par Michel Zen-Ruffinen. L’assemblée a donc approuvé par acclamation les comptes 1999/2001 – sous réserve des conclusions de l’audit qui devrait reprendre après le Mondial –, ainsi que le budget 2003. Pour ces gens-là, seul compte l’argent que la FIFA peut leur allouer tant qu’elle en a, fût-ce au prix d’artifices fiduciaires. Et si elle doit un jour subir les affres de la cessation de paiement, ils trouveront encore moyen de critiquer sa gestion désastreuse.
Publié par Camfoot.com