Depuis le coup d’envoi de la 16è édition du Championnat d’Europe de football (Euro 2020), un constat n’aura pas échappé aux spectateurs comme aux observateurs avertis : le nombre élevé de joueurs dits « de couleur » au sein des différentes équipes nationales. Ils sont particulièrement bien représentés dans des sélections comme celles de la France, des Pays-Bas, de la Belgique, du Portugal, de la Suisse ou de l’Angleterre. Même l’Allemagne ou l’Autriche se sont prêtés au jeu.
Mais c’est incontestablement l’Hexagone qui détient le record absolu dans ce domaine. A chaque match qu’ont disputé les Bleus lors de cette compétition, le pourcentage des joueurs aux origines extra-européennes a frôlé, voire dépassé la barre des 70 %. Le sommet a été sans doute atteint en 8èmes de finale, pendant la phase des prolongations face à la Suisse où on a décompté près de huit « joueurs de couleur » sur les onze ayant terminé la rencontre. Ce détail peut paraître insignifiant aux yeux de certains, mais peut-on imaginer à l’inverse une Coupe d’Afrique des Nations de football où les sélections du Cameroun, du Sénégal ou du Nigeria seraient constituées dans une large majorité de joueurs dont les parents sont d’origine européenne ou asiatique ?
En dehors de ceux nés en Europe de parents ou de grands-parents installés plus ou moins longtemps sur place, la plupart des joueurs Noirs présents dans les équipes nationales européennes proviennent d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, des Antilles et plus globalement des Caraïbes, Il est loisible de constater que les anciennes métropoles ont plus tendance à faire appel aux talents originaires des anciennes «possessions » coloniales à travers des mécanismes aussi divers que la prospection systématique, la naturalisation ou l’adoption. Le phénomène ne date d’ailleurs pas d’aujourd’hui. En remontant quelques décennies en arrière, on retrouvera déjà des joueurs d’origine africaine ou antillaise dans les sélections du Portugal d’Eusebio, des Pays-Bas de Gullit, Rijkaard et Seedorf, de la France des Marius Trésor, Jean Tigana, Lilian Thuram, Thierry Henry, Desailly, Vieira, Makelele, Matiudi, Govou, etc…
La nouvelle vague en service actuellement est encore plus nombreuse avec quelques noms emblématiques. Le Français Paul Pogba est né de parents originaires de la Guinée. Ngolo Kanté possède la double nationalité malienne et française, tout comme Moussa Sissoko et Ousmane Dembele, d’ascendance sénégalaise. Corentin Tolisso est français de père togolais, Kingsley Coman est de la Guadeloupe, département français d’outre-mer. Kimpembé, né d’un père congolais avait évolué auparavant avec l’équipe du Congo des moins de 20 ans avant d’être naturalisé français en 2015, pour des raisons évidemment sportives. Il en va de même de Romelu Lukaku, l’attaquant belge d’origine congolaise et principal artificier des Diables rouges. Jeremy Doku et Nacer Chadli qui évoluent également en équipe de Belgique sont d’origine marocaine et ghanéenne. Arrière-petit-fils d’un célèbre footballeur camerounais, Kylian Mbappé pouvait aussi bien jouer pour le Cameroun que pour l’Algérie, pays de ses géniteurs. Il en va de même de « l’Algérien » Benzema qui vient de renouer avec l’équipe de France après une longue éclipse. L’équipe de Suisse, éliminée en quarts de finale a aussi ses « Africains » comme Breel Embolo, un attaquant ayant la double nationalité suisse et camerounaise. Il en va de même pour son coéquipier Manuel Akanji partagé entre la Suisse et le Nigeria. Titulaires en équipe d’Allemagne, Serge Gnabry et Rudiger sont nés respectivement de pères ivoirien et sierra léonais. Sterling, l’un des maitres à jouer de la sélection d’Angleterre est arrivé encore très jeune de sa Jamaïque natale. Le hollandais Memphis Depay est né d’un père ghanéen tandis que Wijnaldum, son coéquipier et capitaine, a des parents originaires du Surinam comme Rijkaard avant lui. L’autre capitaine de l’équipe d’Autriche c’est David Alaba, né à Vienne d’un père nigérian. Bukayo Saka, virevoltant ailier de l’équipe d’Angleterre est né lui aussi de parents originaires du Nigeria. Comme on peut le constater, la fameuse formule de «l’ immigration choisie » ne s’est jamais aussi bien portée, surtout dans le domaine du sport. Et la liste est loin d’être exhaustive.
Géométrie variable
Même sans perdre de vue les motivations purement économiques, on peut se demander si la grande sollicitude envers les joueurs dits « de couleur » ou d’ascendance africaine est un simple fait du hasard ou s’il s’agit d’une stratégie mûrement réfléchie appelée à s’inscrire dans la durée. Tout dépend de l’angle d’analyse. Même sans le dire à haute voix pour ne pas être taxé de racisme, certains dirigeants du football européen se montrent agacés par la trop forte présence des joueurs non « Européens de souche » dans certaines équipes nationales qui semblent en abuser. On peut encore se rappeler la boutade de cet homme politique français d’extrême droite selon lequel « l’équipe de France ne ressemble plus vraiment à la France » en raison du trop grand nombre de joueurs au teint sombre « qui ne savent pas chanter la Marseillaise ».! Après le triomphe des Bleus à la Coupe du monde de 2018 en Russie, certains commentateurs sportifs avaient ironisé sur cette « victoire africaine de la France» en référence à l’apparence physique de la plupart des champions du monde.
Quoiqu’il en soit, la prépondérance des joueurs d’ascendance africaine dans les grands championnats professionnels européens et plus particulièrement à l’Euro 2020 peut être perçue comme une sorte de reconnaissance en même temps qu’une revanche sur le sort. Eternels assistés depuis l’époque coloniale, l’Afrique et ses ressortissants voient désormais leurs talents reconnus et peuvent ainsi mettre leur expertise au service des maîtres d’hier qui ne savent d’ailleurs plus comment s’en passer. Il s’agit toutefois d’une maigre consolation dans la mesure où le recours massif aux « joueurs de couleur » par diverses sélections nationales européennes n’a pas contribué jusqu’ici à une meilleure intégration des immigrés et encore moins au recul du racisme dans les stades et plus généralement dans la société. La grande versatilité du public européen en dit d’ailleurs long sur la vraie place accordée aux talents venus d’ailleurs. Adulés et encensés en cas de victoire, ils sont descendus en flamme et renvoyés à leurs origines à la moindre contre-performance. On se rappelle du tennisman Yannick Noah considéré comme un « héros français » après son triomphe à Roland Garros et redevenu « Camerounais » pendant son déclin. Le dernier buzz en date sur la Toile c’est le cas de Kylian Mbappé, héros de la Coupe du monde 2018. Malgré le fait qu’il ait proclamé à maintes reprises sa fierté d’être français et de jouer pour l’équipe de France, il s’est vu traité de « sale nègre » et renvoyé à ses origines africaines après le penalty raté face à la Suisse lors des 8è de finales de l’Euro 2020.
Au-delà du sport
Il reste vrai que le football, en tant qu’activité sportive, devrait transcender toutes les barrières ainsi que toute considération liée aux origines, à la race, etc. Toujours est-il qu’on ne saurait balayer d’un revers de la main le racisme en tant que phénomène social ainsi que le débat sur la représentativité des joueurs dits « de couleur » dans certaines sélections nationales, le sujet ayant suscité par le passé des débats controversés dans des pays comme le Brésil, la France, les Pays-Bas, l’Italie, etc. Malgré son caractère très sensible, le sujet reste d’actualité. On ne s’attardera pas davantage sur des cris de singe adressés aux joueurs noirs dans certains stades européens. Par ailleurs, la trop grande ouverture offerte aux joueurs issus de l’immigration semble paradoxale au moment où l’Europe a tendance à se barricader derrière ses frontières. Si on ne peut logiquement reprocher à un sélectionneur en quête des meilleurs résultats de faire appel aux talents venus d’Afrique ou d’ailleurs, il est gênant en revanche de constater que cette grande ouverture sur le monde soit à géométrie variable. Elle se limite jusqu’ici au seul domaine sportif. Comme on aimerait aussi voir briller quelques figures emblématiques d’ascendance africaine ou issus de la diversité dans d’autres secteurs d’activité en vue comme la politique, l’économie, l’enseignement, la recherche scientifique, le cinéma, les médias, les professions libérales, etc. On peut relever pour le déplorer qu’aucun « joueur de couleur » ne se soit retrouvé par la suite comme encadreur dans un staff technique national, en dehors du Français Thierry Henry et ses « piges » avec l’équipe de…Belgique ! persister dans cette logique c’est donner raison à ceux qui pensent que le joueur noir n’est qu’une boule de muscles avec pour principal atout sa puissance physique comme l’avait laissé entendre un ancien sélectionneur de l’équipe de France. Le comble serait dès lors que son rôle se limite à taper tel un forcené dans un ballon tandis que les autres auraient le monopole de la réflexion stratégique et de l’encadrement technique.
Jean Marie NZEKOUE, Editorialiste auteur de « L’aventure mondiale du foot africain » (2010)