En tant que témoin avisé, Achille Mbembe suit de près la Coupe du monde de football qui se déroule en Afrique du Sud. Dans cette interview avec Norbert N. Ouendji, il explique certaines raisons du chaos de l’équipe nationale camerounaise et suggère quelques chemins d’avenir pour le développement du football local.
Après son deuxième match perdu face au Danemark (1-2), le Cameroun était le tout premier pays éliminé du Mondial sud-africain. Il n’a pas pu sauver l’honneur lors de sa dernière confrontation contre les Pays-Bas (1-2). Quelle lecture faites-vous de cette contre-performance ?
Deux lectures – une politique et une sportive. Les deux sont liees. Il faut regarder par-delà la conjoncture. Tout le monde sait qu’en plus de ne pas dater d’aujourd’hui, les problèmes sont d’ordre structurel. Le drame est qu’en toute probabilité, rien ne changera après ce fiasco sud-africain. Je parie que dans 4 ans, on sera de nouveau exactement face aux mêmes impasses.
Il y a une raison simple à tout cela et, je l’ai dit à plusieurs reprises, elle est de bout en bout politique – l’enkystement au pouvoir depuis près de trente ans d’une élite mentalement sénile, dispendieuse, vénale et imprévoyante, uniquement vouée à la jouissance privée, et qui a mis sous sa coupe tout un pays et tout un peuple qu’elle traite depuis lors à la manière d’envahisseurs et occupants étrangers. C’est ce « colonialisme interne » qui explique pourquoi on en est là – et ceci touche tous les domaines de la vie sociale, économique, intellectuelle et culturelle et pas seulement le football.
Ce qui rend l’affaire passablement compliquée, c’est qu’au fil de ces trente ans, tout le monde – et pas seulement les élites – a appris, internalisé et pris goût à la règle qui veut que l’on cherche chaque fois à récolter ce que l’on n’a pas semé. L’instrumentation systématique du désordre et de la pagaille, du pourrissement et de l’imprévoyance sur fonds d’asthénie morale et de sénilité de l’imagination – tout cela est devenu l’un des traits fondamentaux de notre culture, une métastase.
Jusque là, on ne voit pas très bien le rapport avec la déculottée des Lions indomptables…
De ce qui précède, il s’ensuit qu’en dépit de leurs talents individuels et de leurs exploits dans les clubs où ils font carrière, une fois dans les rets de la sélection nationale, les joueurs deviennent autant d’amibes au service d’un réseau amorphe, gélatineux, mais tentaculaire, dont le principe de fonctionnement est l’auto-dévoration et l’auto-digestion.
C’est à ce niveau de radicalité qu’il faut poser le problème. Le reste n’est qu’écume à la surface des choses.
À propos de talents individuels et d’exploits avec leur club respectif, on parle très souvent du cas Eto’o, pas toujours au point en sélection. Qu’en pensez-vous ?
Eto’o est un grand sportif. Mais chaque fois qu’il revient dans ce milieu de voyous, Eto’o (un grand professionnel du foot qui a évolué et évolue dans les meilleurs clubs du monde sous la férule des meilleurs entraineurs de la planète) est tout de suite rattrappé par les aspects les plus pervers de la culture officielle et populaire : la vulgarité, la pomposité, l’absence de déontologie, le culte de la force, du chef et du phallus, le goût de la munificence, bref, l’éthos typique des satrapies postcoloniales.
Après tout, il est l’un des hommes les plus riches du pays. Beaucoup l’envient et sont prêts à tout, soit pour s’attirer ses faveurs, soit pour lui porter malheur, soit simplement comme figure qui leur permet de dépasser symboliquement leur propre émasculation. Égo-narcissiste peu porté à la discrétion, Eto’o est alors tenté d’utiliser sa fortune et ses succès personnels pour s’acheter des « clients », y compris parmi ses coéquipiers.
N’est ce pas un jugement très sévère ?
Comment expliquer autrement qu’un joueur puisse utiliser ses ressources privées pour offrir à ses collègues de la quincaillerie de haut luxe dont le coût dépasse de loin le revenu annuel de centaines de milliers de ses pauvres compatriotes sans que personne dans l’encadrement officiel et dans le pays en général ne trouve cela indécent ou du moins embarrassant ? Ceux de ses coéquipiers qui acceptent ainsi ses faveurs sont-ils encore seulement ses compagnons ? Ne sont-ils pas désormais des obligés qui doivent une dette de reconnaissance à l’égard d’un maître généreux et dispendieux ?
Je veux dire que dès que Samuel Eto’o met les pieds au Cameroun, son comportement, ses attitudes, sa manière de s’exprimer, d’utiliser le « Nous » de majesté, de traiter ceux qui osent lui poser des questions jugées gênantes, voire son football – tout cela se met tout de suite à parler dans le langage de la dépravation si caractéristique des nouveaux riches. Quel est ce langage, sinon celui de l’argent facile, des filles de joie, des plaisirs immodérés, de l’auto-glorification ? Bref, on est confronté à un vide culturel et intellectuel si sidéral que même l’éclat du bling ne parvient guère à cacher.
Le capitaine des Lions indomptables, curieusement positionné sur le flanc droit face au Japon, a pourtant marqué les deux buts camerounais du tournoi…
Il fait ce qu’il peut. On ne peut pas douter de son engagement. Il est profondement camerounais. Les Camerounais attendent peut-être trop d’un seul homme. Mais c’est parce qu’il a demontré tant de talent. Après tout, il est le plus grand joueur que le Cameroun ait jamais produit. Il faut cependant cultiver dès maintenant une nouvelle race d’attaquants capables de suivre le glorieux chemin qu’il s’est tracé pour lui-même. J’ai pour ma part énormément de respect pour ce qu’il a accompli, d’où la severité de mon regard.
Dans l’ensemble, que dire des choix tactiques de Paul Le Guen lors des différents matches ?
Ce pauvre Le Guen – quel piètre tacticien ! Un petit exemple : contre le Danemark, il est clair que, dès les dix premières minutes de la rencontre, l’équipe du Cameroun est déséquilibrée, le côté gauche sur lequel doivent veiller Enoh et Assou Ekotto ayant à juste titre été identifié par les Danois comme l’une des failles de la formation. Non seulement notre technicien attend 45 minutes pour remplacer Enoh déjà en méforme lors du match contre le Japon, mais encore, il profite du remplacement pour dégarnir entièrement ce flanc d’où, conséquence inévitable, partiront les deux buts de nos adversaires du jour – comme d’ailleurs le but encaissé contre le Japon.
J’ai suivi un certain nombre de tournois de très haut niveau. J’ai rarement vu un tel degré de médiocrité : tâtonnements permanents, passivité du banc de touche qui ne se lève presque jamais pour inviter les joueurs à se repositionner (chose que fait sans cesse Guardiola avec le Barca), des remplacements erratiques, des joueurs que l’on essaie à des postes sensibles en plein milieu de la compétition, d’autres que l’on n’utilise pas à leurs postes de prédilection, un système de jeu parfaitement inadapté à la force et aux atouts des joueurs que l’on a sous la main, des gars jetés sur le terrain, bric-à-brac sans plan de bataille ni stratégie, livrés à leur seule volonté – laquelle ne s’exprime d’ailleurs que de façon désordonnée et épisodique, sur un mode épileptique.
Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant que Le Guen, dont le contrat allait jusqu’à la fin de la Coupe du monde, est obligé d’aller voir ailleurs ?
Si le Cameroun veut refonder sa sélection nationale, il vaudrait mieux le faire avec un entraineur de très haut niveau à qui serait confiée la tâche de travailler pendant 4 ans en vue de la prochaine Coupe du monde.
Les meilleurs entraîneurs dans le foot actuel, je suis désolé de le dire, ce n’est pas en France qu’on les trouvera.
L’on a, entre les mains, une nouvelle génération d’athlètes dont certains disposent d’une bonne marge de progression technique. Il y a des postes-clés où les besoins sont énormes. Il n’y a pas de bons latéraux droits. Il manque de vrais joueurs de couloir. Il n’y a toujours pas d’attaquants de la trempe d’un Eto’o des jours heureux. Il y a besoin d’asseoir une fois pour toutes une défense solide, avec un gardien de la trempe de Bell ou de Nkono. Et surtout, il faut instiller une discipline tactique à cette équipe, forger une identité de jeu, avec ses rythmes et ses cadences, sa créativité propre. Tout ceci exige un travail de fond, sur la durée – un travail en amont.
Il ne faut donc pas se tromper. Il ne suffira guère de changer d’entraîneur pour débloquer les impasses structurelles qui entravent le progrès du foot au Cameroun. Cette logique du bouc émissaire et du rituel sacrificiel est illusoire et n’a en rien servi les équipes qui ont représenté l’Afrique lors de ce tournoi.
Véritable écurie d’Augias, ce dont ce pays a le plus urgemment besoin, c’est d’une transformation radicale de ses structures sociales, politiques et culturelles. Pour l’instant, je ne vois malheureusement pas quelles forces pourraient porter ce projet de « grand nettoyage». Faute de cette « grande lessive », nous ne sortirons pas du trou.
Comment en sortir sans faire appel à l’expertise extérieure ? Une partie de l’opinion pense que le Cameroun, comme bien d’autres pays du continent, est condamné à faire appel aux coaches étrangers…
Oui, tant que la structure actuelle est en place. À l’intérieur de cette structure, tout entraîneur camerounais se transforme, très vite, en un petit mendiant sans dignité ni moyens, qui demande sans cesse de l’argent de poche ou, pis, des commissions aux joueurs qu’il doit par ailleurs encadrer.
Mais s’il faut à tout prix recourir à des étrangers, que l’on choisisse donc les meilleurs d’entre eux. Cela ne me gêne absolument pas. Le problème, c’est lorsqu’on recrute des gens qui, en plus de nous coûter très cher, sont finalement médiocres et ne travaillent qu’à mi-temps. Ce n’est guère une façon rationnelle de dépenser les deniers publics.
Comme dans d’autres domaines, il faut préparer à l’amont le moment où l’on se privera des entraîneurs étrangers. Cela exige que l’on investisse, dans la durée, dans la formation d’éventuels entraîneurs camerounais de niveau international. Il existe un joli vivier d’anciens joueurs professionnels dont certains sont très intelligents et chevronnés. Il ne pourra y avoir d’entraîneur camerounais respecté qu’un homme à forte tête, doté d’une forte personnalité, capable d’indépendance, de réflexion critique et d’autonomie, mais aussi à même de travailler de concert dans une équipe et pour un projet national. Il faudra alors le payer aux mêmes conditions que les étrangers et le doter exactement des mêmes moyens.
Sur quel aspect devrait-on mettre l’accent ?
Il y a beaucoup à faire. On n’en est qu’au debut si on veut reconstruire l’équipe, bâtir une assise défensive solide, cultiver la concentration pendant 90 minutes, la vitesse, les enchaînements, les variations, les tirs à distance, le jeu par les ailes et ainsi de suite. Le matériel est là. Une fois encore, je dis qu’il nous faut un coach expérimenté qui sache exactement travailler avec ce qu’on a. C’est d’ailleurs ce que disent certains joueurs de l’équipe nationale.
Finalement, comment travailler sur la durée de manière à mettre en place une équipe camerounaise qui puisse faire mieux que la génération de 1990 ?
Sur le plan politique, il faut mettre fin au régime du « colonialisme interne » que j’ai évoqué au début de cet entretien.
Sur le plan sportif, il faudra apprendre à travailler dans la durée et très en amont des grandes échéances internationales. Que l’on produise par exemple, d’ici la fin 2010, une feuille de route cohérente qui doit nous mener vers le Mondial 2014 et que l’on s’y tienne !
Dans le contexte d’une transnationalisation de plus en plus poussée du foot, le chantier est colossal. On ne devient pas une nation sportive sans professionalisme, des investissements massifs dans les infrastructures de base – des terrains de jeux plus ou moins décents au niveau des villages, des écoles, des collèges et des quartiers ; des stades municipaux, régionaux et nationaux ; des centres de formation au minimum à l’exemple de ce qui se fait au Ghana ou en Côte d’Ivoire et où l’on cultive dès maintenant les talents de demain ; un championnat crédible qui génère des revenus ; des ligues locales et provinciales et des compétitions régulières et structurées dans des catégories aussi diverses que les minimes, les moins de 17 ans, de 19 et de 21 ans ; une administration professionnelle au niveau de la Fédération ; le développement de la médecine sportive ; la formation d’un corps arbitral compétent, de professionnels de la retransmission des matches et de journalistes qui savent ce dont ils parlent et ainsi de suite.
On ne peut pas faire l’économie de cette mise en place des structures de base du football et des compétitions régulières à l’échelle locale, régionale et nationale. Tout ceci doit aller de pair avec la prise au sérieux des dimensions culturelles et financières du football. On ne peut pas y parvenir sans la libération consciente et méthodique des capacités créatives, la mobilisation des énergies et des ressources sur le long terme, une volonté politique avérée, des cadres professionnels dans tous les secteurs du foot, beaucoup d’imagination – le tout sous une gouvernance propre et transparente, débarrassée de la corruption et des pulsions prédatrices que l’on connait.
Propos recueillis par NORBERT N. OUENDJI