J’ai vu des matchs de football somptueux sur tous les stades du monde. Je me rappelle encore, il y a des siècles en fait, cette rue de terre à Nkongmondo, à Douala, violemment éclairée par les lampadaires nouvellement installés, que nous transformions en Wembley la nuit venue.
Pieds et torse nus, des oranges ou des boules de caoutchouc en guise de ballons, nous prenions la rue d’assaut, au grand dam de M. Jean, le propriétaire de l’unique voiture du quartier. J’étais le gardien de but attitré du groupe. J’ai toujours été gardien de but.
Ne me plaignez pas trop, parce que la seule position que j’aie jamais occupée sur un terrain de foot a forgé en moi une perspective particulière pour le jeu. J’ai toujours observé le déroulement de la partie, le déplacement des joueurs, les instructions des entraîneurs, le regard des arbitres et l’évolution de l’émotion chez les spectateurs. J’enregistre tout, je m’intéresse à tout.
Je n’ai jamais oublié un seul match auquel j’ai assisté. Au stade Akwa, à Lomé au Togo, au Félicia d’Abidjan, puis à Leeds, en Angleterre, pendant les folles années de l’université, lorsque le choix entre les cours, les filles et le foot allait presque toujours à l’avantage de ce dernier. Comment ne pas tomber sous le charme du foot dans les années 70 en Angleterre, lorsqu’on est un étudiant sans grand souci ? Tout le monde était là. George Best, Gordon Banks, Bobby Moore, Jack Charlton. Les Brésiliens commençaient timidement à quitter leur Pain de sucre, la Coupe des clubs champions mettait les habits neufs de la réforme. Gunther Netzer, Kovacs, Cruyff, le Bayern, Uli Hoeness, Dino Zoff, vous vous souvenez ?
Mon Dieu, que le foot était donc joli lorsqu’il était bien joué ! Mais que s’est-il donc passé pour que l’observation du foot, la seule chose que je savais faire sur un terrain de foot, la seule chose qui suffisait à mon bonheur, perde tant de son lustre ? Ce n’est pas à cause d’une meute grandissante de crétins qui hurlent des insanités dans les tribunes ; ce n’est pas à cause de l’argent ni des facéties des nouvelles vedettes du foot ; ce n’est pas à cause de Mbarga Mboa ni de Essomba Eyenga. Il y a deux choses, en fait, qui se sont toutes produites à partir des années 90.
La sortie de Maradona des stades de foot et la victoire du Danemark et de la Grèce en Coupe d’Europe sont lourdes de signification. Maradona, pour le monde entier, comme Foé, pour le Cameroun, n’aura pas de remplaçant dans les décennies qui viennent. Le Danemark et, plus près dans le temps, la Grèce, ont éteint la flamme de la folie sur le stade en ouvrant, par des victoires arrachées au forceps, l’ère du football peine-à-jouir. La fin du foot, m’avez-vous dit, n’a pas sonné. Soit. Mais vous avez quand même expliqué la victoire d’une équipe grecque dont la valeur à l’argus était à l’étiage par un terme terrible : la compétence. Les footballeurs sont jugés, comme de vulgaires aides-comptables, à l’aune de la compétence. Curieux, quand même…
Je persiste néanmoins à croire que sans la folie, sans une grande dose d’épate, d’improvisation et de m’as-tu-vu, le foot n’est rien. À cet égard, la Coupe du monde qui s’ouvre sous nos yeux charrie plus d’appréhension que de fièvre. Une réunion de comptables, donc, tous compétents, tous décidés à respecter les consignes du chef comptable, à suivre les procédures, à garder le rang, à ne pas se faire remarquer, peut-elle dégénérer en fête, en liesse populaire ? Peut-on raisonnablement attendre et espérer qu’au terme des matchs un champion bien élu, auréolé d’une légitimité sans tâche, ralliera les sceptiques et rallumera l’espoir ? Difficile à croire.
Tous les amateurs, tous ceux qui aiment ce jeu que nous idolâtrons, ne pourraient-ils pas, comme Carmen, mettre en garde ceux qui méprisent continuellement notre amour ?