« Attention, Roger, il fallait le gérer. Je me souviens du temps où Mosca, alors entraîneur, ne voulait pas le faire jouer. C’était pas simple. Il le laissait rentrer et il nous marquait des buts ! Evidemment, il ne comprenait pas pourquoi il cirait le banc. Alors oui, des prises de bec il y en a eues. Surtout aux cartes. Parce qu’il voulait toujours gagner et qu’il n’était pas bon. »
Joueur africain du Siècle, Roger Milla, 51 ans, est aujourd’hui Ambassadeur du Cameroun. Aussi bouillant et expansif sur le terrain que calme, ouvert en dehors du stade, Roger est avant tout un sportif de haut niveau, attaché à ses racines. Entre victoires et galères.
A Montpellier, du côté du centre d’entraînement de Grammont, le soleil
éclabousse le miroir intérieur du coupé Mégane, qui ramène Roger à la
maison. Le cheveu est rare sur le crâne lisse du vieux Lion. Température oblige, la tenue est blanche, légère et sobre. Derrière ses lunettes de soleil, ses yeux noirs s’illuminent à l’évocation du mot famille, ce dont il est « le plus fier ». Sandy (bientôt quatorze ans) et Junior, l’aîné de 19 ans, sont en vacances. Du coup, toute la famille Milla est à la maison. C’est chic, c’est propre, c’est neuf. La déco intérieure est signée Evelyne, la maîtresse de maison. Mais c’est Roger qui reçoit, en musique.
« Roger adore la musique, c’est un mélomane, glisse Evelyne, son épouse. Il a des chaînes Hi-Fi partout, dans toutes les pièces. Il doit avoir 10000 CD, et je suis sûr qu’il en a en triple ! ».
Junior sourit, le fiston connaît la chanson. On commence à parler ballon, évoquer l’avenir, la relève. Père et fils mettent un bémol. Le duo est bien huilé. « D’abord les études, tranche Roger. Cette année c’est le bac, après on verra. » Junior avoue que « le nom de Milla est difficile à supporter ».
Dans une autre vie, Milla s’appelait Miller. « Même si mon passeport indique Miller, je m’appelle Milla. A ma naissance, ils ont du se tromper à l’état civil dans les papiers. » répond Roger, clairement. C’est l’heure des infos à la télé. Le vieux Lion s’installe confortablement sur le canapé.
La télé. Quelle vitrine pour Milla ! Qui ne se souvient pas d’un Black,
frappé du numéro 9, en train de danser la samba avec le poteau de corner en Italie (en 1990) et aux Etats-Unis (en 1994) ? Ces images là ont définitivement assis la popularité d’un très grand joueur, unique en son genre : un phénomène de longévité sportive. Elles sont aussi l’aboutissement d’une longue carrière, exemplaire. D’un long voyage en
ballon débuté au Cameroun à l’Eclair de Douala en 1965, en France à
Valenciennes en 1977 et achevé en Indonésie en 1996.
Comme tous les Africains, Roger , fils de Mooh Germain et de Ngobo Ruth, né le 20 mai 1952 à Yaoundé commence à jouer dans la rue avec une « balle » faite de journaux entourés de lianes. Il ne connaît le roi Pelé que par les journaux et la radio. Lui vibre aux exploits d’un Hollandais : Johan Cruyff, « un super créateur », qu’il découvre sous le maillot de la sélection hollandaise en Afrique.
Son modèle, son inspirateur s’appelle donc Cruyff au moment où Milla marque ses premiers buts sous le maillot de l’Eclair de Douala et effectue ses « premiers voyages ». Le taureau joue ensuite aux Léopards de Douala avant de revenir à Yaoundé, au Tonnerre, où il se révèle complètement.
SI MILLA LE VEUT, MILLA LE PEUT
Son talent franchit les frontières et Roger quitte le pays sur un titre de meilleur joueur africain. Destination France.
En septembre 77, Roger Milla, Ballon d’or africain de France Football,
débarque à la gare de Valenciennes en boubou. « Je croyais que j’allais
trouver le soleil. » assure-t-il. Les supporters de Valenciennes se sont
cotisés pour qu’il signe dans le Nord et c’est l’Algérien Nouredine Kourichi qui l’intègre dans la cité minière. Si la moyenne de spectateurs à Nungesser passe de 3 000 à 15 000, tout n’est pas rose pour autant. Honteusement logé dans un endroit insalubre, un une-pièce à proximité de la gare (une maison lui avait été promise), Milla est payé au lance-pierre. « J’étais un Noir, et les dirigeants en ont largement profité. (Lapidaire) On m’a manqué de respect. En plus quand je suis arrivé, j’étais le troisième étranger de l’équipe. Il y avait un Polonais qui aurait dû partir, mais qui est resté. Du coup, il a fallu qu’on me fasse une licence amateur pour que je puisse jouer en 3e division ! »
Terrassé par ce climat et par le froid, il demande à Noël aux dirigeants un billet retour pour rentrer au pays. Mais un dirigeant lui achète des collants et Roger joue enfin. Et s’éclate.
A l’époque, à Valenciennes, Roger n’est qu’un smicard : il ne touche que 3000 francs par mois la première saison. « Heureusement, lors de la suivante, je suis monté à 20 000 francs. » s’empresse-t-il de préciser.
PURETÉ TECHNIQUE
Leader sur le terrain, grande gueule, Milla ne laisse pas indifférent. Sa pureté technique est éblouissante. Sa technique en mouvement est très
largement au-dessus de la moyenne, ses accélérations sont foudroyantes, sa force de pénétration et sa puissance athlétique font des ravages au sein des défenses adverses.Félin, malin, rusé mais pas filou pour un sou, Milla passe ensuite à Monaco où Roland Courbis le surnomme Milou. Normal, Milla rend les défenseurs tintin.
Selon Jean Vincent (ancien sélectionneur du Cameroun en 1982) Roger au pays, « c’est le dieu là-bas, c’est.Platini ! ». Claude Le Roy, ancien
sélectionneur de l’équipe nationale du Cameroun, actuel entraîneur du Racing Club de Strasbourg, ne tarit pas d’éloges sur le footballeur africain du siècle : « Physique, félin, puissant, d’une redoutable efficacité, Roger est un diamant à l’état pur. C’est un joueur qui donne du bonheur à son entraîneur. C’est aussi un caractériel (parfois casse-c.), un fou. Roger a la folie des génies. Pour le comprendre, il faut l’aimer, car Roger a besoin d’être aimé et admiré. »
Joseph-Antoine Bell, un ami d’enfance se souvient : « A Marseille, Gérard Banide qui avait connu Roger à Monaco me disait souvent à l’entraînement : « Roger Milla, qu’est-ce qu’il est fort celui-là ! »
Après Valenciennes, Monaco, Bastia, Saint-Etienne, « Patte de velours »
poursuit sa carrière à Montpellier. Partout où il passe, la sanction est
positive. Son club remporte un titre ou accède à la division supérieure.
Montpellier, sa seconde famille, le coup de foudre. « Si en dehors de ma
famille, on me demandait de choisir un parent, ce serait le président
Nicollin sans aucune hésitation. »
« Parfois, Roger, il faut mettre le décodeur pour le comprendre ! Surtout quand il s’énerve ! » Louis Nicollin, le président du club de football de Montpellier, l’employeur actuel de Roger Milla est connu pour son franc-parler.
« Roger, c’est une star, poursuit-il. Je trouve qu’il est aussi, si ce n’est plus fort que Cantona. C’est un chasseur de buts, un joueur élégant, qui a beaucoup amené à Montpellier. C’est le gars qu’il nous fallait pour remonter en première division (ndlr : en 1986). Roger était quelqu’un capable de te marquer deux ou trois buts par matches, de faire des passes décisives. C’est un joueur qui m’a fait bander (sic), confie le président. Vous savez, à Montpellier, il fait partie des meubles. » Trois saisons auront suffi à Milla pour laisser dans l’Hérault, une trace indélébile. Insatiable, Roger « ce garçon spontané et généreux » (Nicollin) ira glaner un titre supplémentaire à La Réunion. Pour le fun ? Non pour la forme, à 38 ans.
« Un instable qui avait des poussées coléreuses, assure le président. Attention, Roger, il fallait le gérer. Je me souviens du temps où Mosca, alors entraîneur, ne voulait pas le faire jouer. C’était pas simple. Il le laissait rentrer et il nous marquait des buts ! Evidemment, il ne comprenait pas pourquoi il cirait le banc. Alors oui, des prises de bec il y en a eues. Surtout aux cartes. Parce qu’il voulait toujours gagner et qu’il n’était pas bon. De temps en temps (il se marre) on
lui trouvait des cartes sur lui. Là ça chambrait. » Compétiteur, volontaire, Milla serait-il capricieux ?
» LE BOUILLANT KHADAFI «
« Roger est très généreux mais il ne sait pas dire non. C’est un de ses
défauts majeurs, avec son côté naïf. Autrefois, il faisait confiance
aveuglément et ça lui a joué des tours dans sa carrière. »
Evelyne, sa femme, doit certainement garder en mémoire tous ces matches de gala, ces jubilés auxquels Roger a prêté son nom, son talent sans jamais rien percevoir en retour. La bonté excessive, la naïveté aveuglante certes.
Mais le plus gros défaut de Roger est ailleurs. Joseph-Antoine Bell, ancien gardien de but international camerounais de Bordeaux et de Marseille, qui, gamin, a couché sur la même paillasse que Milla : « Son plus gros défaut, c’est qu’il râle beaucoup. Il n’a pas de limites là-dedans : il gueule après l’arbitre, les adversaires, ses partenaires et même les spectateurs ! C’est dans sa nature.Il râle depuis qu’il est tout petit. » C’est grave docteur ?
« Il n’ y a rien à faire, poursuit Bell. Je me souviens d’un match de D2
avec Douala au cours duquel Roger avait pris du sable pour aller le jeter aux supporters ! Dans ces cas-là, ce sont aux autres de s’adapter. Il faut le laisser parler, surtout ne pas lui répondre. Parfois c’est dur. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut pas jouer avec deux Milla dans une équipe. »
Même son de cloche chez Claude Le Roy, Michel De Zerbi (coéquipier à
Bastia), Eric Fabre, Albert Couriol, Noredine Kourichi. Morceaux choisis: « C’est un volcan. Un lion qui rugit quand il se met en colère, capable de t’engueuler comme du poisson pourri. D’ailleurs, en sélection on le surnommait « Milla le bouillant Khadafi ». Quand il gueule, il bégaye. Avec sa voix sourde et caverneuse, on dirait un vieux tracteur qui ne démarre pas. Parfois, il était vraiment pénible. »
Sur le terrain, Milla fait l’unanimité. Le rectangle vert est sa terre de prédilection, son aura en Afrique incommensurable. La preuve.
Ecarté de la sélection pour la Coupe d’Afrique des nations 90 en Algérie (on le jugeait trop vieux), presque retraité depuis un an dans un club amateur de la Réunion, la Saint-Pierroise, à 38 ans Milla est plébiscité pour conduire l’attaque des Lions Indomptables au Mondiale 90 en Italie. Tout le peuple camerounais demande qu’il rejoigne la sélection. Pourquoi ? parce que c’est un joueur exceptionnel.
Et Roger de s’incliner devant la vox populi avec plaisir. « J’ai toujours honoré le maillot national avec fierté » rappelle-t-il.
Quatre buts (deux doublés face à la Roumanie et la Colombie) et un quart de finale de Coupe du monde historique plus tard, ciao l’Italie. Les primes en poches (« autour des 45 bâtons comme tous les Lions ») Roger devient chômeur de luxe mais ne peut s’empêcher de faire quelques piges. Des matches de gala qui le conduisent à la Réunion à Los Angeles, à Berlin, à Stavanger. Le tourisme intercontinental du couple se prolonge à Libreville (bains de foule), à Abidjan, à Venise (remise de trophée), à Barcelone (escale chez son pote N’Kono), à Beverly Hills (balades et shopping). L’album-photos s’enrichit : Lionel Richie, Magic Johnson font bonnes figures au côté d’Holifield, Stewie Wonder, Nelson Mandela, James Brown.Milla, l’enfant de Yaoundé, collectionne les rencontres fort(e)-uites et slalome à présent dans le milieu du show-biz. Véritable guest-star, il va même jusqu’à casser sa voix pour un 45 tours dédié à sa fille Sandy, et produit par un Belge (Louis Piront) qui lui promet une Rolls si le disque se vend à cinq millions d’exemplaires. Tout lui sourit. Il joue même les prolongations.
International camerounais depuis 1972, il ne tombe le maillot de la
sélection qu’en 1994, après trois Coupes du monde. « J’ai joué jusqu’à mon dernier souffle, raconte-t-il. Si j’ai poursuivi ma carrière aussi longtemps, c’est parce que le ballon me rendait heureux et que j’avais encore des jambes solides. » Des jambes qui lui permettront de devenir le plus vieux buteur d’une phase finale de Coupe du monde (il marque pour le Cameroun à 42 ans un but aux Russes, lors du premier tour de
la World Cup 94) et de se forger une légende intemporelle.
BÉNI PAR LE PAPE
Milla est très croyant, et très crédible. Comme sur le terrain il est
Protestant, et ça lui va bien : « Moi aussi j’aurais pû, le temps de mon
passage en Indonésie*, me convertir au boudisme. Je n’y ai jamais pensé. Je suis parti du Cameroun noir, je ne suis pas devenu un bounty. La religion, c’est pareil, c’est quelque chose de sérieux. Je suis protestant et je le reste.» Et les gri-gris, les marabouts, les sorciers africains ? « Bah, tout cela est foutaise. Les marabouts ont aussi des enfants, des frères, des cousins, alors pourquoi ne servent-ils pas leur famille ? »
Milla ne jure que par le Vatican. Rome, août 93, pélerinage. Roger est invité pour la journée mondiale de la famine. De jeunes prêtres lui proposent à Roger une visite du Vatican. En seigneur, il accepte et apprend au fil d’une conversation que le père Mazas, principal du collège de Yaoundé et accessoirement membre du Tonnerre Handball Féminin (dont Milla est le président depuis 1977) est à Rome. Les retrouvailles sont imminentes. « Un matin, on est venu me chercher. Quelqu’un voulait me rencontrer. C’était le père Mazas qui me dit : « on va te présenter quelqu’un. » Voilà comment Roger se retrouve assis dans une ant-chambre à attendre. Le messie ? Non, le Pape en personne. Le père Mazas pour les présentations. « Mon père, voici Roger Milla, vous savez le footballeur qui dansait avec le poteau de corner à la Coupe du monde en Italie. » Et le Pape le bénit pendant près d’un quart d’heure. Sorti de l’ascenseur, c’est Mère Térésa de passage dans l’établissement, qui le reconnaît. « Peu avant, mon épouse et moi nous étions déplacés en Inde, lui rendre visite dans son fief à Calcuta. », précise-t-il.
Peu de temps après, Roger met le cap sur l’Indonésie pour y
vivre deux années luxueuses. Il signe en effet à 42 ans son dernier contrat dans le club de Pelita Jaya. Mais en coulisses, les années le rattrapent, le fisc aussi.
ALLÔ CHIRAC
Est-ce sa naîveté ? ou une mauvaise gestion ? qui en 1995 le trahissent ? Toujours est-il que Roger est victime d’un contrôle fiscal. « A Bastia et Saint-Etienne, sur mon salaire, on me retenait pourtant de l’argent pour payer les impôts », assure-t-il.
La saisie des biens est imminente, Chirac intervient. L’Elysée demande au Trésor public de Montpellier un moratoire. La démarche est relayée
localement par le Président du Club de football de la ville, Louis Nicollin. Les inspecteurs s’inclinent, tout rentre dans l’ordre. Ah, les relations. Qui donc peut mieux vous en parler que Roger Milla, l’ami fidèle de S.E. Paul Biya, le Président de la République du Cameroun.
« Toutes mes cartes de visites, les numéros de téléphones, les adresses les plus importantes sont répertoriées dans un agenda. Tout est soigneusement rangé dans mon bureau à la maison. »
Un ami le définit ainsi : « Il est l’ami des modestes et connaît les
puissants. Au pays, il a une audience quand il veut. »
A Yaoundé, Milla est « full crédit » partout. S’il s’endort chez un
ministre, le ministre baisse d’un ton pour ne pas le réveiller. En tournée avec Desailly et les Blacks Stars du président Fabre au Ghana et au Burkina Faso, en juin 1999, Milla joue pour Desailly le rôle d’Ambassadeur. Les joueurs ont du retard ? Son excellence Roger « chamboulle » les lignes intérieures, et retarde le coup d’envoi d’un match de gala au stade du 4 août à Ouagadougou. Résultat : le président du Ghana affrète son boéing privé !
Assurément, Roger est un monument en Afrique. Eric Fabre : « Mais Roger est bien plus que cela. Roger est plus connu que le Chef d’Etat du Cameroun. C’est le Roi du Cameroun sans le titre, un Dieu-vi-vant. »
Frank Simon, journaliste se souvient : « A Soweto en 98, les gens se
prosternaient devant lui. Ce n’est pas une preuve d’amour ça ? »
« Partout où il passe, Roger est reçu en tenue d’apara, précise Albert
Couriol, vice-président des Black Stars. Que cela soit au Mozambique, au
Sénégal, au Burkina, au Bénin, au Ghana, au Togo, au Congo, en
Côte-d’Ivoire, au Mali, on a l’impression que c’est la mer Rouge qui s’ouvre devant Moïse. Vraiment, Milla est adulé et très respecté en Afrique. » Et, pour rendre le monument plus grand, en un mercredi de janvier 2000, le chef d’Etat camerounais a offert un poste gouvernemental à Roger Milla ; celui d’Ambassadeur itinérant au Président. Malgré tous les avantages dont Roger bénéficie au pays (Mercerdès, domestiques, chauffeurs.) son excellence Milla continue de soigner son coupé Renault (celui de sa femme en réalité) à
Montpellier, et de passer l’aspirateur jusqu’à trois fois par jour de
pluie.
Le temps n’a pas d’emprise sur Roger. Chez Milla, l’âge est une grâce qu’il mérite, non un poids qui l’écrase. Aujourd’hui, Roger est devenu le « vieux sorcier », le « bouillant Khadafi » est assagi.
Vingt ans après Valenciennes, la vie est plus facile.
OLIVIER SCHWOB