Dire que la Turquie est un pays fou de foot relève du cliché. Depuis la liesse qui a accompagné la troisième place à la Coupe du Monde de la FIFA, Corée/Japon 2002, la passion des Turcs pour le ballon rond est mondialement reconnue. Pourtant, cette ferveur n’est rien en comparaison de l’engouement qui entoure le derby d’Istanbul entre Galatasaray et Fenerbahçe, les deux clubs les plus titrés du pays.
Comme le veut la tradition, pour les supporters, battre l’éternel rival est plus important que remporter le titre. Histoire de rajouter du piment à cette 360ème édition, le vainqueur pourrait réaliser ces deux objectifs en même temps. Car outre le prestige, l’enjeu sera la tête de la SüperLig, actuellement occupée par Fener à la différence de buts pour une toute petite unité.
On imagine donc l’accueil qui attend le leader au stade Ali Sami Yen dimanche. « Quand tu viens à Galatasaray, on te dit ‘bienvenue en enfer’, » se souvient Eric Gerets, ancien entraîneur de Galatasaray aujourd’hui à Marseille. « Lors des derbies, tu as des frissons du début à la fin. Tu es sportif pour vivre des moments pareils. Même si j’ai coaché et joué dans plusieurs pays, là c’était un autre monde ».
« Si nous allons à Ali Sami Yen et jouons comme nous le faisons habituellement, nous n’avons rien à craindre. Physiquement et mentalement, nous sommes prêts à battre Galatasaray »
Volkan Demirel, gardien de but de Fenerbahçe
Un monde que connaît bien Volkan Demirel, gardien de Fenerbahçe, qui aborde son neuvième derby avec confiance. « Ce n’est jamais facile de préparer un derby, mais notre équipe joue tellement bien et nous avons tant de joueurs capables de marquer que la balle finira bien par rentrer » prévoit le dernier rempart des Sari Kanaryalar (Canaris jaunes). » Si nous allons à Ali Sami Yen et jouons comme nous le faisons habituellement, nous n’avons rien à craindre. Physiquement et mentalement, nous sommes prêts à battre Galatasaray ».
Le « Cimbom », surnom donné par les supporters de Galatasaray à leur club, aurait pu aborder cette rencontre sur la plus haute marche, mais les Lions ont perdu leur fauteuil et leur entraîneur il y a trois semaines. Au lendemain d’un décevant 0:0 face à Gaziantepspor, l’Allemand Karl Heinz Feldkamp démissionnait pendant que Fener prenait les commandes. Aujourd’hui emmené par Cevat Güler, Galatasaray pourrait récupérer ce siège et filer vers son 17ème championnat, avec trois points d’avance à deux journées du terme, et rejoindre son visiteur au nombre de titres. Et entretenir une rivalité historique déjà exacerbée…
Deux continents, une passion
Ville unique au monde à cheval sur deux continents, Istanbul est le terrain idéal pour faire naître une rivalité et la passion qui va avec. Les deux clubs sont nés au début du 20ème siècle à deux ans d’intervalle. Côté européen, en 1905, des élèves du lycée français de Galatasaray, réputé pour former les élites politiques, décident de créer une équipe de football afin d’affronter les équipes grecques et anglaises. A l’origine du projet, Ali Sami Yen deviendra une légende du club et donnera son nom au stade.
Mais dans une métropole de 13 millions d’âmes, difficile de fédérer tous les amoureux de football – soit 13 millions vous diront les Stambouliotes ! – autour d’une seule équipe. Ainsi en 1907, sur l’autre rive du Bosphore, Fenerbahçe voit le jour dans le quartier de Kadiköy. Créé dans le plus grand secret, le club vit ses premières années dans la clandestinité car le Sultan Habdullamid II voit d’un mauvais œil tout rassemblement de jeunes.
A la distinction géographique s’ajoute rapidement une dimension sociale, Fener devenant le club « populaire » tandis que Galatasaray est considéré comme « aristocratique ». Un siècle plus tard, ces différences ne sont plus que de lointains souvenirs. On trouve de nombreux supporters des deux entités sur chaque rive du Bosphore et les tribunes des deux stades sont garnies de supporters issus de toutes classes sociales.
Sur le plan sportif, Fenerbahçe détient depuis la saison dernière le record de titres de champion (17) et est la seule équipe à présenter un bilan positif face aux Lions (135 victoires, 115 défaites et 109 nuls en 359 matches). Mais Galatasaray peut se targuer d’avoir fait briller le football turc à l’échelle internationale. Au cours d’une année 2000 légendaire, les Stambouliotes ont remporté la Coupe de l’UEFA et la Supercoupe d’Europe. Ces titres ont fait la fierté des Lions tout en augmentant la frustration des Canaris jaunes, relativement discrets sur la scène européenne.
Soucieux de rattraper son concurrent, Fenerbahçe a entamé une politique » Galactique ». Nicolas Anelka, Stephen Appiah, Pierre van Hooijdonk, Roberto Carlos ou Zico ont débarqué à Kadiköy pour tenter de rééditer l’exploit accompli par le rival. Et la saison 2007/08 a presque rééquilibré la notoriété des deux clubs en Europe après le magnifique parcours des hommes de Zico en Ligue des champions. Invaincus dans leur stade Şükrü Saraçoğlu, ils ont fait chuter l’Inter Milan, le PSV Eindhoven, le FC Séville et Chelsea, ne quittant la compétition qu’en quart de finale face aux Londoniens.
Derby de légende et légende du derby
La rivalité franchit un palier en février 1934. Ce qui devait être un match amical tourne en bataille rangée entre joueurs et supporters. Les relations ne seront plus jamais les mêmes et les rendez-vous entre les deux équipes deviennent les matches à ne perdre sous aucun prétexte.
Dans un pays où le football est religion, la presse d’ordinaire déjà très portée sur le ballon rond augmente ses tirages de 50% dans la semaine entourant le derby. La tension monte ainsi régulièrement avant d’exploser au coup d’envoi. Ainsi, comme le veut la tradition des derbies, nervosité et cartons sont plus souvent au menu que dribbles et enchaînements de passes…
« Même si vous gagnez en Coupe d’Europe contre Barcelone, vous n’avez pas la même sensation qu’en gagnant contre Galatasaray ! Ce match est spécial, nous le savons et les supporters aussi »
Rıdvan Dilmen, ancien joueur de Fenerbahçe
Les jours de derby, seul le résultat compte ! Pour le spectacle et le beau jeu, les supporters des deux camps se contentent des 32 autres rencontres de championnat. « Les joueurs connaissent l’enjeu de cette rencontre » confirme Rıdvan Dilmen, ancienne gloire des Canaris. « Lorsqu’on gagne, on entre dans une autre dimension. Même si vous gagnez en Coupe d’Europe contre Barcelone, vous n’avez pas la même sensation qu’en gagnant contre Galatasaray ! Ce match est spécial, nous le savons et les supporters aussi. »
Surnommé le Démon, Dilmen et ses coéquipiers avaient joué un tour diabolique à leurs rivaux sur leur propre pelouse lors d’une rencontre de Coupe de Turquie en 1989. Mené 0:3 à la mi-temps, le club de la rive asiatique réussit l’impensable: remonter son handicap et s’imposer 4:3 ! Un évènement qui fit taire tout un stade, pourtant réputé être un enfer pour les tympans. Galatasaray prendra sa revanche sept ans plus tard sous la houlette de l’Ecossais Graeme Souness. Ancien joueur et entraîneur de Liverpool et des Glasgow Rangers, l’ancien milieu de terrain pensait avoir tout connu derbies endiablés. C’était sans compter sur la finale de la Coupe de Turquie 1996…
Vainqueurs 1:0 à l’aller sur leur terrain, les Lions s’inclinent sur le même score au retour. En prolongation, alors qu’on se dirige vers les tirs au but, le Gallois Dean Saunders offre la victoire et le trophée aux visiteurs. Fou de joie, Souness s’empare d’un immense drapeau rouge et jaune et file le planter dans le rond central du stade de Fener. Il faudra des heures et des centaines de policiers pour que l’entraîneur victorieux puisse quitter le stade. Depuis ce jour, l’Ecossais est l’homme le plus aimé par une moitié de la ville… et le plus détesté par l’autre !
De la haine à l’amour, il n’y a qu’un pas. Davantage que la haine de l’adversaire, la passion stambouliote est avant tout une histoire d’amour. Celui des supporters pour leurs couleurs. Et sur ce terrain là, on peut déjà prédire un match nul entre les eux équipes. Quant à la rencontre de dimanche, elle permettra au vainqueur d’approcher d’un nouveau sacre et couvrira de gloire ses joueurs et supporters. Jusqu’au prochain derby…
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