DAKAR – Ce matin là, il n’y en avait que pour lui. Partout, sur toutes les unes, au même endroit, pratiquement avec les même mots, futiles et dérisoires, pour décrire la même absurdité: « Marc Vivien Foé est mort » (Le Matin), « La mort du Lion » (Walfadjiri); « la fin tragique de Foe » (Le Quotidien); « Marc-Vivien Foé foudroyé en plein match » (Le Soleil). Des textes sommaires, des photos, la même image, la même douleur, l’indignation, les questionnements, la lassitude.
L’inconnu: de quoi a bien pu se laisser aller, ainsi, cet international camerounais, ce talentueux joueur de foot que beaucoup prenaient pour être parmi les plus vigoureux et les plus indomptables ? Qu’est ce qui a bien pu lui arriver ? Pourquoi lui, là, comme ça, à ce moment ? Pourquoi le destin peut-il être aussi cruel avec certains sur la route qui conduit au paradis ? A quoi donc, finalement, peut bien servir la vie s’il est dit qu’il peut arriver à certains fils du Bon Dieu de s’abandonner à la perte et à une mort aussi invraisemblable ? Que peut donc, ainsi, signifier la mort ? A quoi sert-il donc de mener une vie sur des bouts de crampons si jamais, un jour, il faut, sans préavis, se laisser aller vers l’éternité, sans préavis, sans rancune, sans demander son reste ?
C’est peu dire que de raconter dans quel émoi l’image de Marco, s’écroulant sur les dernières secondes de l’existence, en direct sur les cruelles images de la mondialisation télévisuelle a pu torturer le monde de Dakar. En ce soir du 25 juin qui était pourtant ici, un jour ordinaire, rempli comme toujours de cette multitude d’angoisses quotidiennes qui rendent la vie toujours plus harassante et toujours plus pleine d’incertitudes. D’évidence, Dakar et le Sénégal tout entier ne manquaient pas d’intérêt à suivre, en direct à la télévision nationale, les images de cette rencontre de foot, comptant pour les demi-finales de la Coupe des confédérations, sur le cœur de laquelle chaque footeux de ce pays au cœur en furie se posait avec une passion presque égale à ces jours de gloire, en ouverture de la coupe du monde en Corée du Sud, où tout le monde se souvient d’avoir vu le Sénégal triompher de la redoutable France, championne du monde 1998. Jour mémorable dont les souvenirs sont encore loin d’être effacés et que la presse sénégalaise tout entière célèbre avec une ferveur égale à ces peuples qui festoient sur les le jour heureux où arriva l’indépendance.
Victoire historique dont il est peu de dire qu’elle structurera encore pour longtemps l’imaginaire de tout un peuple, greffé sur le délire de la victoire à cette ouverture de coupe du monde sur laquelle étaient calés des milliards de téléspectateurs. Compétition à laquelle le pays participait pour la première fois avec, dans le ventre, un double harcèlement né d’une double obsession taillée en grandeur nature sur le fil de ses nouvelles prétentions : celle de ne pas paraître comme les dindons d’une farce à première vue dressée pour les riches, les puissants et les grands pays footeux d’Amérique du Sud et d’Europe et, surtout, de faire au moins aussi bien que les Camerounais, ces fameux « champions d’Afrique » que le monde entier racontait comme allant être, à coup sûr, l’une des valeurs les plus sûres de cette confrontation planétaire.
Elixir de bonheur
Une sorte de compétition donc, dans la compétition, un match dans le match comme on dit dans les rues de Yaoundé et Douala, un match à distance, une épreuve de nerfs. Une bataille pour désigner, comme ils le disaient eux-mêmes, le « vrai champion d’Afrique », celui que le monde du foot allait enfin pouvoir réellement respecter, au-delà de cette petite finale de coupe d’Afrique des Nations que certaine nation tout aussi orgueilleuse remporte au soir d’une épreuve de tirs au but de Can malienne, sans nécessairement avoir prouvé une terrible domination sur le terrain. Il était dès lors question de prendre une revanche et donc, de prouver que, s’il y avait de vrais lions, ceux de la Terranga étaient certainement les meilleurs.
On peut dès lors comprendre pourquoi, depuis lors, le parcours, les événements, les tribulations et les gloires de l’équipe nationale de football du Cameroun sont vécues à Dakar avec autant d’entrain. Un entrain devenu presque irrationnel, au fur et à mesure que se dessine dans le subconscient de tout un peuple, la soif des victoires, l’envie d’aller toujours plus fort et toujours plus haut dans la conquête des lauriers et surtout, dans l’affirmation véritable d’une fierté et d’une identité nationales en recherche de symboliques fortes depuis la disparition de Senghor.
On dira du foot ce qu’on a dit au Cameroun : un élixir des bonheurs populaires, un embrasement de joies faciles, une mise en scène des folies ordinaires et surtout, un catharsis de toutes les frustrations quotidiennes, un repli démagogique pour les discours politiciens en mal de thématiques fédératrices. On se souvient encore à cet égard de la fanfaronnade d’Abdoulaye Wade, président du pays, lui-même hissé sur un véhicule de flonflons et tenant dans ses mains un ballon de foot, pour se traîner dans les rues de Dakar, en criant à tue-tête sa fierté de voir les Lions devenus si forts, si grands, si indomptables. Une scène passablement inédite et pour le moins burlesque dont le seul souvenir continue encore de symboliser le quasi populisme sur lequel surfe en général un homme dont il est souvent rappelé avec ironie acide, du côté de Dakar que l’un de ses plus grands défauts est justement de se croire encore chef de l’opposition qu’il a été pendant une vingtaine d’années.
On pourra donc toujours en dire ce qu’on veut mais Wade, lui, sait qu’il tient le bon bout avec ses Lions. Et que, tant qu’à faire, en attendant qu’arrive la prochaine coupe d’Afrique des nations pour laquelle le pays a commencé à se mettre en ordre de la gagner, il pourra toujours compter sur la compétence présumée de Guy Stéphan, nouveau coach nommé en fin d’année dernière à la suite du départ surprise de l’autre français, Bruno Metsu, façonneur inatendu d’une équipe aussi fascinante qu’ambitieuse. Il est donc demandé au nouveau patron de l’équipe de faire conserver à la bande, le même esprit de gagneur, la même rage de vaincre, le même optimisme et, pourquoi pas, ce même orgueil grâce auquel des joueurs présumés modestes de la division I française, se sont retrouvés entrain de soulever des montagnes et parvenir sur des cimes sur lesquelles presque personne de leur avait aménagé de place. Tout le monde le dit donc à Dakar comme une psalmodie de vendredi soir à la grande mosquée de la ville : « la prochaine Can est incontestablement la nôtre. C’est la seule chose qui manque à notre palmarès et presque tout contribue à nous faire penser que cette fois est la bonne : nous avons une bonne et une jeune équipe, nous avons de la cohésion dans le système de jeu, nos joueurs sont très brillants, individuellement et même que, nos adversaires ne sont pas vraiment des foudre de guerre », affirme, plus que serein le chef du service des Sports de Sud Quotidien.
Actes de vandalisme
Les plans de bataille qui sont donc construits à Dakar ne sont pas nécessairement faits pour tenir compte de ce que vont penser les Camerounais. Un peu comme si Rigobert Song et ses coéquipiers n’allaient y jouer que de la simple figuration en acceptant d’emblée de dresser une couronne à ces autres Lions qui, depuis si peu de temps, entreprennent autant de les défier. Une conviction d’autant plus forte que l’équipe de Diouf et autres Fadiga s’est retrouvée, sans grand problème, en qualification pour la prochaine phase finale de la compétition africaine, en dominant sans coup férir, le petit paquet d’adversaires que le hasard avait placé sur son chemin. L’un de ses matchs, gagné en Gambie par trois buts à un, a d’ailleurs fini par dégénérer en troubles sociaux graves, ayant entraîné la molestation, la séquestration et de nombreux actes de vandalisme contre des citoyens (surtout des commerçants) d’origine sénégalaise à Banjul, au nom d’une défaite que les spectateurs locaux n’avaient pas nécessairement admises de manière sportive. Un intense ballet diplomatique s’en est alors suivi entre les ministres des affaires étrangères des deux pays, dans le but de trouver rapidement une issue à cette crise qui aurait pu dégénérer en un conflit durable entre deux pays pourtant réputés pour leur tranquillité et leur pacifisme.
Télécentre
Ainsi, à l’excitation avec laquelle les compatriotes de Wade observent les moindres faits et gestes de leur équipe nationale, tous les jours rapportés dans la presse, autant dans les pages de faits divers que sportives, s’articule une hantise, permanente autour de ce que va faire le Cameroun. Les rues de Dakar bruissent ainsi au quotidien de discussions de toutes sortes sur la faillite des Lions Indomptables, sur leur parcours devenu objet de doutes perpétuels, sur leurs contrats en Europe qui n’explosent pas nécessairement les sommets du mercato, sur leur style de jeu qu’un boutiquier de Sandaga trouve carrément « sans attrait », sur leur abominable coupe du monde 2002 qui, comme l’affirme l’un d’eux, « reflète en fait leur vrai niveau » et sur leur prochain effondrement que le monde entier admirera au pied et à la cheville des Lions du Sénégal. Un triomphalisme sans borne, repris en chœur par la dizaine de millions d’habitants que compte ce pays en recherche d’avenir et qui, souvent, vient trouver dans la lucidité de quelques observateurs, la matière pour hésiter, pour douter, pour se poser quelques questions et pour se dire que, peut-être dans cette terrible guerre entre Lions, la bonne attitude est de mesurer ses mots. Parce que, comme le relève l’un d’eux, tenancier d’un « télécentre », équivalent camerounais de ce que l’on appelle ici les « téléboutiques », « il faut être raisonnable: les Camerounais ont de loin la meilleure équipe du continent et la seule observation de leurs résultats passés est là pour le prouver. On n’est quand même pas quatre fois champion d’Afrique par hasard ! Et puis, ils ont quand même étés quarts de finalistes de la Coupe du monde en 1990, donc, 12 ans avant nous. Et puis lorsqu’on regarde aujourd’hui, leur équipe est très solide, très costaude et très mûre. Moi je me dis d’ailleurs, au regard de ce qu’ils ont fait à la récente Coupe des confédérations, que le favori logique pour la prochaine Can, c’est forcément eux, bien avant nous, le Sénégal ». A Dakar, autant qu’on en a la conviction, le favori est encore celui du cœur, de l’émotion, de l’affection, du pays. Ce qui est somme toute logique, pour un pays qui se découvre à l’ivresse du foot.
Serge Alain Godong, à Dakar